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plement par attrait personnel. D’un côté, c’est un devoir pour chacun de conserver la vie ; et de plus chacun a une inclination directe à la conserver. Mais à ce compte l’attention souvent inquiète que la plupart des hommes y mettent n’a aucune valeur intrinsèque, et leur maxime n’a aucune importance morale. Ils préservent leur vie comme le devoir l’exige, sans doute, mais non parce que le devoir l’exige. D’un autre côté, si l’adversité et une douleur sans espoir ont fait perdre complètement le goût pour la vie, si ce malheureux, esprit ferme, plus par indignation contre la destinée que par désespoir ou abattement, souhaite la mort, et pourtant conserve la vie sans l’aimer, — non par inclination ou frayeur, mais par devoir, — alors sa conduite a une valeur morale.

Être bienfaisant quand on le peut, est un devoir ; mais en dehors de cela il y a beaucoup d’esprits dont la nature a tant de sympathie que, sans aucun motif de vanité ou d’intérêt personnel, ils trouvent du plaisir à répandre la joie autour d’eux et peuvent faire leurs délices de la satisfaction d’autrui en tant qu’elle est leur ouvrage. Mais je soutiens que dans un cas semblable une action de cette sorte, quelque aimable qu’elle puisse être, n’a néanmoins aucune vraie valeur morale, mais est sur le même pied que les autres inclinations » (pp. 17-19).

J’ai donné cet extrait tout au long pour que l’on puisse parfaitement comprendre la remarquable doctrine qu’il résume, — doctrine particulièrement remarquable par l’exemple de la dernière phrase. Voyons maintenant tout ce que cela signifie.

Avant de commencer, pourtant, je ferai remarquer que, si l’espace le permettait, on pourrait montrer assez clairement que la distinction entre le sens du devoir et l’inclination n’est pas soutenable. L’expression même de sens du devoir implique que l’état mental correspondant est un sentiment ; et si c’est un sentiment, il doit, comme les autres sentiments, être satisfait par certains actes, et contrarié par certains autres. Si nous prenons le mot conscience qui est équivalent à sentiment du devoir, nous voyons la même chose. Les expressions familières « une conscience délicate », « une conscience timorée », sont l’indice que nous percevons dans la conscience son caractère de sentiment, — sentiment qui a ses satisfactions et ses contrariétés, qui dispose un homme à des actes capables de produire les premières et d’éviter les secondes, qui crée une inclination. La vérité est que la conscience, ou sentiment du devoir, est une tendance d’une espèce élevée et complexe, qui se distingue ainsi des tendances d’espèces plus basses et plus simples.

Mais accordons à Kant sa distinction sans aucune réserve. Avec cela, admettons encore sa proposition que les actes de toute espèce faits par inclination n’ont aucune valeur morale, et que les seuls