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donc celle de Dieu ; le suprême objet de notre intelligence, c’est la substance qui est intelligible par soi et rend toute chose intelligible. D’où cette conclusion morale : « Le bien suprême de l’âme, c’est la connaissance de Dieu, et la suprême vertu de l’âme, c’est de connaître Dieu. » (IV, 28.)

II. Nous n’avons pas à suivre Spinoza d’aussi près dans les développements qui terminent cette IVe partie de l’Éthique. Spinoza s’y propose d’abord de fonder une morale sociale sur les principes que nous venons d’indiquer. Les hommes, que sépare la passion, sont nécessairement en conformité de nature lorsqu’ils vivent selon les lois de la raison, puisqu’ils ne font rien que ce qui résulte de la nature humaine toute seule, considérée comme raisonnable. (IV, 35.) Principe assez obscur et gros de difficultés, puisqu’il suppose non seulement que la vérité est une, mais que tous les esprits peuvent en embrasser la même face, ou mieux la posséder tout entière ; ce qui ne se pourrait faire qu’au prix d’un retour de tous les esprits à l’unité suprême, et, par la perte de leur personnalité, d’une sorte de communion substantielle de toutes les raisons se perdant en Dieu. Conséquences, au reste, dont s’accommoderait très bien le panthéisme de Spinoza. Du postulat que nous venons de rappeler découle cette conclusion que rien n’est plus utile à l’homme que l’homme même, quand il vit selon sa raison. En ce sens, l’homme est un Dieu pour l’homme. Et le bonheur suprême de ceux qui pratiquent la vertu est commun à tous : tous les hommes y peuvent également parvenir, car il est de l’essence de toutes les raisons de connaître Dieu. (IV, 36.) Ce souverain Bien, d’ailleurs, n’est pas quelque chose d’extérieur à l’âme ; ce n’est point par accident qu’il est commun à tous les esprits ; il résulte de l’essence de l’âme en tant que raisonnable. Bien impersonnel, où tous peuvent aspirer et atteindre, qui ne saurait être le privilège de quelques-uns, communicable à tous à la fois, et dont l’amour produit dès la vie présente une véritable communion des âmes.

Dans une dernière section enfin, Spinoza détermine les affections qui sont d’accord avec la raison, et esquisse un portrait de l’homme sage et libre : de ce portrait indiquons les lignes essentielles. Le sage évite la passion, car la passion est faiblesse et folie. Par elle nous sommes attachés tout entiers à la contemplation et comme sous la fascination de son objet, et par conséquent nous sommes vraiment aliénés de nous-mêmes. Le sage sait régler sa vie, sans crainte aveugle et sans aveugle audace : il évite également la témérité et la lâcheté ; c’est avec un égal courage qu’il choisit la retraite et le combat. Il n’est ni orgueilleux, ni humble de cette fausse humilité qui n’est qu’abandon de soi-même et de sa propre dignité, à moins qu’elle ne soit un excès même d’orgueil. Tolérant, il ne blesse personne et combat la haine par l’amour et la générosité : de ces nobles combats vainqueurs et vaincus sortent plus forts et meilleurs. La libéralité d’ailleurs n’est point le masque de son indifférence ; car il aime les hommes et les veut conduire à la vie raisonnable. Mais il sait que la violence brise les âmes, tandis qu’il veut les