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CH. SECRÉTAN.questions sociales : le luxe

l’Institut, que « la question du luxe n’est qu’une face d’une question plus vaste, celle de l’inégalité des conditions ». Cela est vrai dans ce sens que, sans l’inégalité des conditions, le luxe serait à peu près impossible ; mais il n’est pas moins vrai que le luxe tend à faire disparaître les seuls avantages réels de cette inégalité pour le progrès, celui d’une accumulation considérable de richesse, qui puisse affronter les aventures, qui permette les grands travaux et qui assure la société contre les nécessités suprêmes. M. Anatole Leroy-Beaulieu en est implicitement convenu dans la discussion que cette note a soulevée[1], en défendant la cause du luxe par des arguments diamétralement opposés aux arguments fraternels : « Sans le luxe, dit-il, le capital s’accumulerait indéfiniment dans les mêmes mains et le pouvoir de la richesse serait indéfiniment accru. » L’un veut que le luxe enrichisse la société, l’autre qu’il appauvrisse ceux qui s’y livrent, par conséquent la société. Le dernier effet semble plus prochain. Mais avec la modération dans les dépenses, les richesses ne s’accroîtront qu’en fécondant préalablement un travail utile. « Ce n’est pas tant, dit excellemment M. Villey, l’inégalité des fortunes que la nature des consommations individuelles qui influe sur la condition des classes pauvres[2]. » Si haut qu’elle monte, l’augmentation de la richesse n’est pas un mal, pourvu qu’elle ne fasse tort à personne ; c’est au contraire le but à poursuivre. L’accroissement démesuré de pouvoir qu’on redoute nous paraît peu de chose au prix d’un abaissement indéfini de l’intérêt et d’une inévitable élévation des salaires où nous saluons l’émancipation du travailleur. Le luxe nivelle en ruinant ; l’épargne, qui semble d’abord creuser plus profondément les différences, élève la société tout entière et finalement nivelle à son tour, soit en limitant les profits, soit en donnant le dernier mot à l’ouvrier sur le marché du travail par la concurrence croissante des entrepreneurs. Comme l’usine ne vaut rien sans l’ouvrier, il faudra bien qu’on la lui vende lorsqu’il sera capable de l’exploiter et que ses économies lui permettront de vivre six mois. En attendant cette révolution pacifique, la seule dont le succès soit possible, mais qui ne saurait s’opérer que graduellement et d’une manière assez lente, l’accumulation de la richesse tend à niveler les conditions dans ce sens que, par la hausse du salaire et par l’abaissement simultané de l’intérêt, un capital toujours plus considérable devient nécessaire pour assurer à l’oisif un revenu pareil au produit moyen du travail.

  1. Elle avait surgi dans une séance précédente, à l’occasion d’un écrit sur la matière de M. Emile de Laveleye.
  2. La question des salaires et la question sociale. Paris, 1887.