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fonctionner ces libertés. Qu’on appelle donc cette manière de sentir et de se conduire intérêt bien entendu, justice ou charité, cela revient parfaitement au même ; l’essentiel pour bien agir c’est de se comprendre, c’est de savoir non seulement ce qu’on veut, mais ce qu’on est. Nous dirons donc que le but de la vie est la culture et la mise en œuvre de toutes nos aptitudes, dans l’intérêt de l’humanité. On voit que nous ne nous écartons point de la morale pratique ordinaire, ce qui pourra nous dispenser aujourd’hui d’une déduction plus approfondie.

Le but de la vie étant ainsi déterminé, rien n’est plus facile que d’en tirer la définition du luxe en morale. Tout le monde effectivement entend par luxe une dépense qui ne semble pas indispensable pour celui qui la fait à celui qui lui attribue ce caractère. Dans l’absence d’un usage fixe et d’une convention bien arrêtée sur le sens d’un terme trop vague pour les besoins de la science aussi longtemps qu’il n’aura pas été frappé d’une nouvelle empreinte, nous avons annoncé l’intention d’en borner l’usage aux seules consommations que la raison ne saurait approuver. Et comme rien n’est indifférent dans notre conduite, attendu que les conséquences de nos actes se prolongent à l’infini ou du moins ne se neutralisent et ne s’éteignent que dans l’inconnu, comme nous perdons le caractère d’êtres raisonnables du moment où nous cessons de regarder au but qui nous est assigné par la raison, nous désignerons sous le nom de luxe toute dépense qui ne contribue pas à la conservation et au développement de celui qui se l’accorde ou de ses semblables.

Cette définition semble n’exclure d’autres jouissances que celles qui sont coupables en elles-mêmes, indépendamment de leur prix. Ce qu’exige l’idée morale dont elle procède, c’est que chaque chose soit mise à sa place et traitée suivant sa valeur, c’est-à-dire suivant son rapport avec le but de l’existence. Ainsi la morale n’ôterait à la vie que le poids brut et les difformités, elle ne l’émonderait que pour l’élever et pour l’embellir. Je dis l’embellir, car l’ordre esthétique, profondément distinct de l’ordre moral, n’a pas moins son fondement dans le moral et non l’inverse, comme il est si facile de l’imaginer lorsque, à l’instar de Socrate et de Platon, on identifie le rapport du général au particulier avec celui du supérieur à l’inférieur. Nul n’échappe aux erreurs de perspective, nul ne peut observer les distances, nul ne voit chaque chose à sa place, dans sa grandeur et dans son jour, s’il n’occupe le centre du champ à décrire, le sommet de tous les secteurs. Et ce centre, c’est la volonté droite, dont Kant rapprochait la beauté sereine de l’azur profond des cieux étoilés. Il faut occuper cette cime, non pour obtenir le concept abstrait d’un ordre possible,