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A. BINET.la responsabilité morale

À l’inverse, par un raffinement de la sensibilité, on arrive dans certains cas à briser, à dissocier l’unité de l’individu, lorsqu’on établit une pénalité différente pour l’acte involontaire, comme l’homicide par imprudence, et pour l’acte volontaire, comme le meurtre, c’est-à-dire l’homicide voulu, et l’assassinat, c’est-à-dire l’homicide prémédité. Il a paru utile de faire une distinction entre ces diverses formes de l’activité destructrice, car elles se distinguent les unes des autres par l’absence ou la présence de l’intention méchante, de l’intention de nuire.

On objectera très probablement aux précédentes déductions que la responsabilité morale perdrait toute fixité, si elle reposait simplement sur les sentiments sympathiques ou antipathiques excités par l’agent et par son acte. La morale sentimentale est sans contredit la pire des morales, car elle va d’un excès à l’autre, tantôt faible, tantôt féroce, et se laisse prendre aux caractères dramatiques des choses beaucoup plus qu’à leur valeur réelle. Nous sommes pleinement de cet avis ; seulement nous ne cherchons pas à établir ce qui doit être, mais à décrire ce qui est. C’est pour nous une question de fait que la responsabilité morale d’une personne se mesure chaque jour par les sentiments qu’elle inspire. La précaution prise par le législateur de tarifer d’avance la peine de chaque délit, et de confier l’application de la peine à des spectateurs bien informés et désintéressés, comme le voulait Adam Smith, a eu principalement pour but d’enserrer dans des limites étroites ces fluctuations capricieuses du sentiment et de leur donner une fixité aussi grande que possible.

Quoi qu’il en soit, il nous paraît évident que la notion de la responsabilité morale doit cesser d’être la base de notre législation pénale. La répression des crimes et des délits n’a point pour but de répondre à tels ou tels états émotionnels ; il suffit qu’elle ne les blesse pas ; lorsque la justice frappe un coupable ou en épargne un autre, elle ne doit pas chercher à satisfaire le sentiment d’horreur inspiré par le premier, ou le sentiment de pitié inspiré par le second. Le but qu’elle poursuit est tout différent ; elle cherche simplement à assurer avec une efficacité croissante la défense de la société et l’élimination des nuisibles. C’est ce que l’école positive italienne a parfaitement compris.

Alfred Binet.