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a souvent soulevé le même sentiment pénible chez beaucoup de personnes ; on le considère alors exclusivement comme le magistrat qui « demande les têtes ».

Tous ces faits démontrent la nature purement émotionnelle de la responsabilité morale. Nous trouvons un nouvel argument en faveur de notre thèse, dans l’influence décisive que le temps exerce sur le sentiment de la responsabilité. La loi a reconnu cette influence, puisqu’elle a organisé une prescription en matière criminelle, comme en matière civile. Théoriquement, on ne prescrit pas contre le droit, ni contre la morale. Un acte blâmable reste blâmable, soit qu’il ait été accompli il y a cent ans ou à l’heure actuelle. Mais le sentiment répulsif soulevé par le coupable est bien différent dans les deux cas ; le temps écoulé l’amoindrit et n’en laisse parfois rien subsister. Pourquoi ? pour deux motifs principaux, à ce qu’il semble.

D’abord un fait éloigné dans le temps est comme un fait éloigné dans l’espace ; il soulève des sentiments moins vifs qu’un fait actuel, qui se passe de nos jours, sous nos yeux. Nous sommes plus émus en trouvant sur le seuil de notre porte un pauvre chien blessé qu’en lisant dans notre journal qu’un navire péruvien s’est perdu avec tout son équipage au fond de l’océan Pacifique. L’éloignement dans le temps produit le même effet ; qui donc, par exemple, s’est jamais attendri sur le sort des malheureux Perses qui ont succombé à la bataille de Salamine ?

Les premiers Romains avaient fait une application curieuse de ce phénomène psychologique dans leur droit criminel. Ils infligeaient des peines très différentes au criminel pris sur le fait et presque aussitôt, et au criminel découvert après un temps considérable. D’après la loi des douze Tables, l’auteur du vol manifeste, pris dans la maison où il venait de voler, ou pendant qu’il courait se mettre en sûreté en emportant son butin, était puni de mort s’il était esclave, et, s’il était libre, il devenait l’esclave du volé. L’auteur du vol non manifeste, découvert autrement que dans les circonstances ci-dessus, était puni seulement par l’obligation de restituer le double de ce qu’il avait pris. L’ancien législateur estimait sans doute que le propriétaire volé, abandonné à lui-même, sévirait très sévèrement dans le premier moment et se contenterait d’une satisfaction moindre lorsque le voleur serait découvert après un certain intervalle de temps : et c’est sur ces considérations qu’étaient calculées les peines infligées par la loi. On retrouve le même principe dans le code anglo-saxon et dans les lois germaniques[1].

  1. Summer Maine, l’Ancien droit, trad. fr., p. 358.