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A. BINET.la responsabilité morale

Il est bien peu de personnes qui ne soient profondément remuées par ce récit. Ceux qui assistent à l’exécution en rapportent souvent une grande répulsion pour la peine de mort. La pitié pour le condamné devient la note dominante. Nous ne parlons pas pour le moment de la joie féroce que donne parfois la vue de la mort à une populace immorale. C’est là un tout autre ordre de sentiments.

L’auteur auquel nous avons emprunté le récit précédent eut l’occasion de voir une heure après le corps du condamné sur la table de dissection à l’Ecole pratique.

« En face de cette beauté et de cette vigueur de jeunesse, dit-il, l’idée païenne se lève, quoi qu’on en ait, de la monstruosité d’un supplice qui détruit une telle splendeur de vie, gâche un si magnifique animal humain… Malgré moi, j’ai songé à tous ces souffreteux, à tous ces déjetés que j’ai vus sur les tables des dispensaires, prolongés par des prodiges de soins pour des vies laides, pour des maux incurables, puis mes regards sont tombés sur l’être superbe qui gisait là… Quand les portes se sont ouvertes, et que j’ai vu l’homme paraître, quand j’ai compris qu’il allait réellement mourir, ce que j’ai senti planer au-dessus de l’échafaud, c’est l’inévitable, l’antique nécessité, la destinée broyeuse d’hommes, ce n’est pas la justice. »

Nous trouvons qu’il y a grand intérêt à montrer que ce sentiment de pitié pour l’assassin provient tout simplement de l’impression intense produite par le spectacle de son exécution ; et que si l’auteur avait pu assister également à la scène de l’assassinat, caché derrière une porte, s’il avait vu Pranzini étranglant cette petite fille qui, effrayée, se levait de son lit pour courir au secours de sa tante, il aurait éprouvé pour l’assassin beaucoup moins de bienveillance.

Le crime inspire le sentiment de répulsion pour le coupable ; l’exécution inspire la pitié. Si l’on ne subit qu’une seule de ces deux causes d’excitation, on n’éprouve qu’un seul des deux sentiments, la pitié dans le cas présent. Cela est fatal et en quelque sorte mécanique.

Il est évident que toutes les circonstances qui éloignent le souvenir du crime augmentent la pitié qu’inspire le condamné à mort. Victor Hugo, dans son admirable histoire des derniers jours d’un condamné, a eu l’habileté de remplacer par de petits points le récit du crime, afin de ne pas affaiblir le sentiment de pitié soulevé par les angoisses du condamné qui attend le supplice. Alors on ne voit plus que l’homme qui souffre, mais c’est tricher. De même et par contrecoup, si la personnalité du bourreau inspire tant d’horreur, c’est parce qu’il ne s’associe jamais au souvenir du crime expié, mais à l’idée de décapitation. Le ministère public, pour les mêmes raisons,