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chacun revendique à son tour l’objet qu’il croit lui appartenir et touche l’objet de sa lance, en prononçant les mots sacramentels : Ecce tibi vindictam imposui. Le magistrat arrête la dispute : mittite ambo hominem. Puis les plaideurs lui exposent l’affaire ; et chacun provoque l’autre à un pari, ils conviennent que le magistrat sera arbitre entre eux et que celui à qui tort sera donné payera une somme d’argent, sacramentum, destinée à rémunérer l’arbitre de son travail et de son temps. Ainsi, c’est le pari qui noue l’affaire, et c’est le consentement des parties qui fait l’autorité du magistrat[1].

Le droit criminel moderne diffère sans doute à bien des points de vue du droit antique ; le crime est devenu une affaire publique, et c’est au nom de la société tout entière qu’il est poursuivi, par des magistrats chargés spécialement de cet office. Mais il semble que, malgré ces changements extérieurs de forme et de procédure, la répression continue à avoir pour but de donner satisfaction à certains sentiments, évidemment très complexes, que tout crime et tout délit éveille normalement chez les individus bien constitués. Ces sentiments sont de deux ordres.

1o Au degré de civilisation auquel nous sommes parvenus, tout acte nuisible à la société inspire à chacun de ses membres un sentiment d’hostilité, de répulsion, contre l’auteur reconnu de l’acte. Bain a bien analysé ce sentiment de désapprobation morale. « Le sentiment qui s’élève contre l’agent coupable, dit-il, est un fort déplaisir, peut-être de l’aversion, suivant que nous avons plus ou moins de respect pour le devoir violé. C’est un sentiment moral, une disposition à infliger une punition au coupable. La promptitude à punir forme le critérium de la désapprobation morale, ou marque la limite entre un sentiment moral et une simple et permise différence d’opinion[2]. »

2o Ce sentiment de répulsion a pour correctif le sentiment contraire de pitié qu’excitent en nous toute souffrance humaine et l’idée particulière du châtiment qu’on va infliger au coupable. Ces sentiments opposés entrent en conflit ; et c’est la mesure dans laquelle l’un ou l’autre domine qui me paraît régler la mesure de responsabilité de chaque délinquant.

En effet, comme Stuart Mill l’a bien vu, responsabilité signifie châtiment approuvé ; or le châtiment appliqué à une personne ne peut recevoir notre approbation que si le sentiment de pitié qu’il nous inspire est étouffé par le sentiment de répulsion que nous

  1. Conf. Summer Maine, l’Ancien Droit.
  2. Bain, Émotions et Volonté, p. 281.