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xviie siècle : elle devait paraître arriérée au xviiie. S’il bannissait le dogme de sa morale, il prétendait y maintenir le sentiment religieux, qu’il poussait même jusqu’au mysticisme. La libre pensée, en morale, lorsqu’elle put se donner carrière, alla d’un bond beaucoup plus loin. Elle ressuscita, elle dépassa la morale épicurienne.

Une réaction ne tarda pas, sans doute, à se produire, au nom de la libre pensée elle-même, contre la morale de l’intérêt et du plaisir. Ce fut l’œuvre de Rousseau en France, de Kant en Allemagne. Elle a suscité, elle maintient encore de nos jours, en face du positivisme et du matérialisme utilitaires, une école de morale également rationaliste, ou, pour mieux dire, plus véritablement rationaliste, qui place le devoir au-dessus de tout intérêt et qui, chez ses représentants les plus autorisés, laisse au devoir lui-même une base et une sanction religieuses. La lutte entre ces deux écoles devait rejeter dans l’ombre la morale propre de Spinoza. En Angleterre et en France surtout, où le panthéisme n’a jamais jeté de racines, la morale de Spinoza n’a séduit qu’un petit nombre d’esprits et elle ne les a même pas séduits tout entiers. Ils lui ont pris certaines idées ou certaines formules : ils ne lui ont pas demandé la règle complète et exclusive de leur vie.

L’Allemagne seule a donné à la morale de Spinoza de véritables disciples. Leur influence y a été considérable avant l’apparition de la morale de Kant. Elle y est restée considérable après Kant, en inspirant quelques-unes des doctrines de ses successeurs. On sait comment, dans les dernières années du xviiie siècle, la révélation, par Jacobi, du spinosisme de Lessing mit tout d’un coup Spinoza à la mode. Les plus grands esprits, Goethe à leur tête, se déclarèrent spinozistes, et tous les principes de l’Éthique passèrent bientôt dans la philosophie, dans la théologie, dans la littérature, dans la direction pratique de la conduite et des mœurs. Le stoïcisme de Kant ne réagit que dans une mesure restreinte contre le spinosisme allemand. S’il détacha Schiller de Spinoza, il fut à peu près sans action sur Goethe. S’il passa en grande partie dans la morale de Fichte, il ne fit que se mêler au spinozisme lui-même, non sans laisser à ce dernier une grande place dans la morale de Schelling et de Hegel.

Quand nous concentrons en Allemagne et quand nous faisons dater de la dernière partie du xviiie siècle l’influence exercée par la morale de Spinoza, nous faisons abstraction des théories d’ordre social qui sont, par leur objet, le complément de cette morale, mais qui ne font pas proprement corps avec elle. Ces théories ont eu, dès le xviie siècle, un grand retentissement, non seulement en Allemagne, mais dans toute l’Europe. Elles tiennent une place importante dans l’histoire du libéralisme moderne. Elles ont préparé la conception séculière de l’État moderne, affranchi, non de tout rapport, mais de toute dépendance à l’égard de l’Église. La politique de Spinoza, comme sa morale, s’arrêtait à mi-chemin entre les doctrines qui dominaient encore dans son siècle et celles qui tendent à prévaloir dans le nôtre. Elle posait très nettement