Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVI, 1888.djvu/212

Cette page n’a pas encore été corrigée
202
revue philosophique

de l’Église ; en même temps, ils examinaient les dogmes chrétiens au point de vue de la raison. De tous les réformateurs du xvie siècle, ce sont ceux-là, et surtout le plus célèbre d’entre eux, Érasme, qui savaient le mieux travailler à l’émancipation de l’esprit et à l’avènement de la libre pensée. Cependant l’Église les laissait faire sans protester ; elle s’adaptait assez facilement à ce nouvel état de choses, et si Luther n’était pas entré en lutte ouverte avec elle, il est probable que le christianisme se serait élargi au fur et à mesure du développement intellectuel de l’humanité. « L’Église catholique serait peu à peu devenue l’instrument du progrès moral et de la culture scientifique ; » les dogmes étant tombés graduellement dans l’oubli, nous aurions aujourd’hui une église universelle sachant profiter des plus belles découvertes du savoir moderne. Si l’Église en 1500 pouvait compter parmi ses membres un Érasme et un Reuchlin, qui oserait affirmer que de nos jours elle eût renié Huxley et M. Spencer ? Luther, en insistant sur les détails de la religion, « a lancé l’Europe dans la voie de la controverse théologique et poussé l’Église à la cristallisation de ses dogmes. » Telle était, sans doute, l’opinion du poète allemand quand il déclarait que Luther avait retardé de plusieurs siècles notre civilisation.

Il nous reste à dire quelques mots de la sociologie de M. Pearson. Comme on pouvait le prévoir, il réclame la subordination absolue des parties au tout, de l’individu à l’État. Il y aurait trop à dire sur ce socialisme qui prétend fonder le bonheur de l’ensemble sur le malheur de chacun. Constatons seulement que l’État idéal rêvé par l’auteur serait la pire des tyrannies ; il voudrait qu’on déterminât jusqu’au nombre des enfants : « Une naissance dépassant le chiffre prescrit ne serait pas reconnue par l’État et, en cas de surcroît de population, il pourrait être bon d’appliquer des sanctions positives et négatives, aussi bien au père qu’à la mère. » Pour arriver à obtenir de l’individu un pareil renoncement à ses droits en apparence les plus absolus, il faut plus que des théories, il faut une morale. Nous en avons une toute prête et qu’il sera d’autant plus aisé de faire accepter, que c’est la seule véritablement scientifique. « Le seul but de l’humanité est d’obtenir en ce monde la plus grande somme de bonheur possible. » La science nous apprend en outre « que l’évolution et la lutte des groupes entre eux ont produit dans l’homme un instinct social tellement fort que le bonheur de l’individu est lié directement ou indirectement à la prospérité de la société dont il est membre. » L’utilitarisme est la base morale du socialisme.

Il nous semble qu’en adoptant cette solution M. Pearson pourrait bien être ramené malgré lui à l’empirisme qu’il proscrit. Comment, en effet, pourra-t-il démontrer qu’il faut agir dans l’intérêt du groupe ? Il ne pourra faire appel à un principe supérieur, à une idée métaphysique de devoir, puisqu’il n’y a rien au-dessus de l’intérêt social. Son impératif moral reste tout hypothétique, à moins qu’on ne prouve l’identité