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ANALYSES.f. darwin. Vie de Ch. Darwin.

manuscrit ne vous avait produit aucun effet, et bien souvent cette pensée m’avait fait hésiter. »

Le manuscrit de Wallace parvint à Darwin en 1858. Il l’envoya immédiatement à Lyell en lui écrivant. Quelques jours après, écrivant de nouveau à Lyell, il examine l’idée de publier lui-même un résumé de ses vues, il a force scrupules. « Comme je n’avais aucune intention de publier une esquisse, puis-je le faire honnêtement, maintenant que Wallace m’a envoyé un aperçu de sa doctrine ? J’aimerais beaucoup mieux brûler tout mon livre que de laisser croire, à lui ou à tout autre homme, que je me suis conduit d’une façon mesquine… Si je pouvais publier honorablement, je préviendrais que je suis amené à publier une esquisse (et je serais heureux de dire qu’en cela je suis de l’avis que vous m’avez donné depuis longtemps), par le fait que Wallace m’a envoyé un aperçu de ses conclusions générales. Nous différons par un seul point, en ce que j’ai été amené à adopter mes vues par suite de ce que la sélection artificielle a fait pour les animaux domestiques. » Le lendemain, il revient encore sur la même affaire, il paraît craindre de s’être trop avancé. Enfin il se décide à suivre le conseil de ses amis. « Je ne vous ai pas assez remercié, écrit-il à Lyell, de toute la peine que vous avez prise pour l’affaire Wallace, et de la bonté que vous m’avez témoignée. Hoo ker m’a fait part de tout ce qui a été fait à la Linnean Society, et je suis plus que satisfait. Je ne crois pas que Wallace puisse trouver que j’ai agi déloyalement en vous autorisant, ainsi que Hooker, à faire ce que vous juge riez convenable. J’étais certainement un peu ennuyé de perdre toute priorité, mais je m’y étais résigné. »

Le goût pour les romans que l’on peut voir apparaître dans le tableau d’une journée de Darwin est une chose assez singulière. Il ne paraît pas avoir apprécié les œuvres littéraires au point de vue de l’art, au moins dans la seconde partie de sa vie. Shakespeare, qu’il avait admiré dans sa jeunesse, l’ennuya plus tard ; il écrivait en 1881 : « Maintenant, depuis un bon nombre d’années, je ne puis supporter la lecture d’une ligne de poésie ; j’ai essayé dernièrement de lire Shakespeare, et je l’ai trouvé si ennuyeux qu’il me dégoûtait ». « J’ai de même, ajoutait-il, perdu mon goût pour la peinture et la musique. Chose curieuse, la musique le faisait penser trop fortement, au lieu de le distraire, au sujet de ses travaux. En revanche, les romans, même ceux qui n’avaient rien de remarquable, l’intéressaient vivement. « Je les aime tous, dit-il, même s’ils ne sont bons qu’à demi et surtout s’ils finissent bien. Une loi devrait les empêcher de mal finir. Un roman, suivant mon goût, n’est une œuvre de premier ordre que s’il contient quelque personnage que l’on puisse aimer, et si ce personnage est une jolie femme, tout est pour le mieux » (p. 103, 104). Ce qu’il recherchait évidemment, c’était l’excitation douce de ses bons sentiments.

Heureusement, cette activité du sentiment se manifestait aussi dans la vie réelle. Peu d’hommes ont eu, à un pareil degré, la bonté, la sim-