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choses qui, plus indirectement, favorisent le bien-être, comme de bons outils ou de bonnes routes. Quand nous parlons d’un bon ouvrier, d’un bon professeur, d’un bon médecin, c’est la même chose : leur contribution à accroître le bien-être des autres est ce que nous entendons indirectement. De même encore un bon gouvernement, de bonnes institutions, de bonnes lois connotent certains avantages fournis à la Société dans laquelle ils existent, avantages équivalents à certaines espèces, positives ou négatives, de bonheur. Mais Kant nous dit qu’une bonne volonté est celle qui est bonne en elle-même et pour elle-même, sans référence aux fins. Nous ne devons pas entendre par là qu’elle accomplit des actes qui seront avantageux à l’homme lui-même, soit en lui procurant la santé, soit en avançant sa culture, soit en perfectionnant ses inclinations ; car toutes ces choses sont dans la longue série des conditions de bonheur, et ne sont recherchées que parce qu’elles le procurent. Nous ne pouvons pas penser qu’une volonté est bonne parce que, en la réalisant, des amis sont préservés de peines ou voient leurs plaisirs accrus ; car ceci reviendrait à l’appeler bonne à cause des fins bienfaisantes qu’on a en vue. Il ne faut pas non plus que le fait de contribuer à des améliorations sociales, présentes ou futures, entre en ligne de compte, quand nous essayons de concevoir une bonne volonté. En un mot nous ne devons avoir, pour former notre idée d’une bonne volonté, aucun des matériaux dont nous formons notre idée de ce qui est bon : le mot bon doit être traité dans l’esprit comme un terme vide.

Ici donc, nous avons éclairci par un exemple ce que j’ai appelé plus haut l’inverse de la méthode a priori : partir d’une proposition inconcevable. La métaphysique kantienne part de cette affirmation que l’espace n’est « rien autre » qu’une forme de l’intuition, qu’il appartient tout entier au sujet, et pas du tout à l’objet. Cette proposition est intelligible quant aux mots ; mais c’est une proposition dont les termes ne peuvent être synthétisés par une perception ; aussi bien, ni Kant, ni personne autre ne sont jamais parvenus à synthétiser dans une représentation unique l’idée de l’espace et l’idée du moi, en faisant de l’une un attribut de l’autre. Et ici nous voyons, justement de la même manière, la morale kantienne commencer par poser un principe qui paraît signifier quelque chose, mais qui, en réalité, ne signifie rien, — un principe que, sous les conditions imposées, il n’est pas possible de résoudre en pensées. Car, ni lui, ni personne autre, n’a jamais et ne pourrait jamais réussir à se former une dée d’une bonne volonté, quand, de ce mot bonne, on a supprimé toutes les pensées des fins que nous désignons par le mot bon.