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ANALYSES.e. pluzanski. Philosophie de Duns Scot.

l’interprétation qu’il convient d’en donner. M. Hauréau a fait de Duns Scot un spinoziste avant Spinoza, tandis que d’autres écrivains ont vu en lui un des précurseurs de la philosophie de la liberté : d’après Weber, ses doctrines ouvrent naturellement la voie au nominalisme de Guillaume d’Occam, qui, d’après l’opinion commune, a été une véritable réaction contre son réalisme exagéré. M. Pluzanski a essayé de résoudre le problème par l’étude des textes eux-mêmes et il nous semble y avoir réussi dans une large mesure. La philosophie de Duns Scot a été moins originale et moins hardie qu’on ne le croit d’ordinaire : il ne veut pas détruire les systèmes de ses devanciers pour élever le sien sur de nouveaux fondements, mais les réformer ; sa doctrine est rarement absolument opposée à celle qu’il critique, toute sa philosophie est une incessante controverse et, si on ne le suit pas dans toutes ses distinctions et dans toutes ses réserves, on risque fort de ne plus savoir très exactement quelles sont les opinions qu’il a acceptées et quelles sont celles qu’il rejette : de là viennent les contradictions des écrivains qui se sont occupés de lui. D’après M. Pluzanski, Duns Scot n’est ni un sceptique, ni un mystique : le Docteur subtil était l’ami des distinctions raffinées, il était fort habile à la critique et souvent hésitait à conclure (les Collationes sont un recueil d’arguments contradictoires sur les principaux sujets discutés de son temps), mais il avait une foi entière dans la puissance de la raison. Si dans les Theoremata il déclare qu’on ne peut prouver que Dieu est vivant, est intelligent, etc., ce qu’il a cependant démontré ailleurs, il ne faut voir là qu’une réminiscence des raffinements de la théologie négative de Clément d’Alexandrie ou de l’auteur du traité des Noms divins ; ce n’est point une négation de la théologie rationnelle. Il est très attaché à la lettre des dogmes et il fait effort pour mettre sa doctrine strictement d’accord avec leurs conséquences logiques, il ne prend pas de libertés avec les textes sacrés, son exégèse est beaucoup plus rigoureuse que celle d’un grand nombre de ses contemporains la révélation par le cœur, le mysticisme de saint Bonaventure, qui étaient si bien dans le génie des Frères mineurs, restent étrangers à Duns Scot. C’est un péripatéticien chrétien comme saint Thomas d’Aquin, à qui il ressemble fort. M. Pluzanski a réussi à montrer qu’ils ont professé tous deux des doctrines fort analogues sur la théorie de la connaissance : l’esprit avant la sensation est vide de toute connaissance actuelle, même la perception directe que l’âme peut avoir de son existence et de ses actes resterait stérile sans l’expérience sensible. Scot et saint Thomas s’accordent sur ce point avec saint Bonaventure. La matière de nos idées générales dérive de l’expérience, mais l’intellect agent qui est en nous confère à ces notions qui nous sont fournies de l’extérieur leur caractère d’universalité. C’est nous-mêmes qui faisons pour les penser les espèces intelligibles : le général est créé, puis connu par nous et c’est notre propre création que nous connaissons. Il n’y a donc pas à vrai dire d’intuition intellectuelle, bien qu’il y ait des espèces intelligibles : ce sont des for-