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par une opération a priori, ce que nous sommes loin de nier, il ne les crée pas, il ne fait que les régulariser. Or, les régularités que l’esprit impose au mouvement, les rectifications qu’il lui fait subir suggèrent à l’esprit qu’il peut introduire dans le mouvement telle régularité qu’il lui plaît et dès lors découper l’espace, construire les figures comme il l’entend. Mais les notions de figure, de mouvement, sont des notions non pas innées, mais acquises. La seule chose qui appartienne en propre à l’esprit, c’est la régularisation des figures, la rectification du mouvement. L’esprit ne construit donc pas synthétiquement et a priori les figures géométriques, il analyse les synthèses fournies par l’expérience et les rectifie, puis, sur le modèle de ces premières synthèses, il en construit d’autres ; sa capacité est infinie, mais les éléments de ces dernières constructions, comme ceux des premières, se retrouvent dans l’expérience.

C’est pour cela que nous ne pouvons admettre avec M. Liard qu’il n’y ait ni genre, ni espèce en géométrie. Il nous paraît évident que le triangle rectangle est une espèce du genre triangle et le carré une espèce du genre cercle. Mais, nous dit M. Liard, dans la définition géométrique on énonce la loi de construction et non le genre et la différence spécifique. À quoi il me semble aisé de répondre qu’il n’y a aucune contradiction entre les deux choses et que c’est la loi même de construction du triangle qui, indéterminée, donne un triangle quelconque et, déterminée par la perpendicularité des deux côtés, donne le triangle rectangle. De même les caractères dominateurs qui engendrent le mammifère sont énoncés dans la définition du mammifère et spécifiquement déterminés par l’énoncé de la loi de génération du carnivore. M. Liard du reste n’a pas été sans avoir quelque pressentiment de la faiblesse de sa thèse et ne nie pas qu’il y ait une analogie entre les espèces naturelles et les espèces géométriques ; il dit seulement qu’en géométrie les mots genre et différence spécifique sont loin d’avoir la même signification qu’en histoire naturelle. À quoi même nous ne pouvons souscrire ; la signification n’est pas différente, elle n’est même pas seulement analogue, elle est identique. Si quelque chose peut faire illusion, c’est que la loi géométrique étant formelle est toujours nettement conçue et délimitée, tandis que la loi empirique étant considérée dans sa matière aussi bien que dans sa forme est plus complexe, partant plus confuse, et ne peut exprimer aussi bien sa propre causalité. Car la définition empirique, elle aussi, tend à se faire per generationem et la théorie des caractères dominateurs n’est pas autre chose qu’une expression de cette vérité[1].

  1. Voici un passage important de Cuvier (Discours sur les révolutions du globe) : « La forme de la dent entraîne la forme du condyle, celle de l’omoplate celle des ongles, tout comme l’équation d’une courbe entraîne toutes ses propriétés ; et de même qu’en prenant chaque propriété séparément pour base d’une équation particulière on retrouverait, et l’équation ordinaire, et toutes les autres propriétés quelconques, de même l’ongle, l’omoplate, le condyle, le