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G. TARDE.la dialectique sociale

rêvé de tout temps par tout cœur religieux, etc. — quand donc les forces de désir éparses dans une nation n’ont plus un même objet, soit réel mais indivisible et propre à les concentrer, soit imaginaire mais divisible à l’infini, susceptible d’être possédé par tous sans gêne mutuelle, et propre à les fortifier par leur mutuel exemple, il est inévitable alors que ces activités sans emploi supérieur, se tournant contre elles-mêmes, prennent pour objet les biens réels inférieurs possédés par autrui et les lui disputent, à moins que chacune d’elles ne se satisfasse, sans convoitise, par l’amour exclusif de son petit domaine personnel.

Ainsi, il n’y a que trois états possibles des forces de foi contenues dans une nation : l’unanimité religieuse, la tolérance et la discussion. Et il n’y a que trois états possibles des forces de désir qu’une nation renferme l’unanimité patriotique, la résignation et l’envie. Une branche importante des croyances nationales mérite un examen à part, je veux dire les croyances subjectives, les orgueils, la confiance plus ou moins grande de chacun en soi-même. Les orgueils présentent une division analogue. Ils peuvent converger fortement en une grande admiration collective pour un grand homme ou pour une grande chose personnifiée. Mais, quand cette illusion nationale se dissipe, les amours-propres se rabaissant et sentant leur contradiction innée, puisque chacun se juge supérieur à autrui, se tournent en dénigrements mutuels, à moins qu’ils ne s’isolent en fiertés dignes et muettes. L’admiration, la fierté, le mépris : telles sont donc les trois positions sociales, seules possibles, des orgueils rapprochés.

Maintenant, si l’on superpose ces trois divisions tripartites en un même tableau, on remarquera l’affinité qui unit les termes de même rang dans les trois séries. Les peuples qui ont brillé par leur unanimité patriotique ont été non moins remarquables, en général, par leur unanimité religieuse et par l’enthousiasme de quelque grande admiration ; les peuples vraiment tolérants (par exemple, de nos jours, les Turcs d’Asie) sont en même temps résignés et fiers ; et les peuples discuteurs sont en même temps envieux et méprisants. La première de ces positions est seule un état d’équilibre stable et mobile à la fois ; la seconde n’est un état d’équilibre stable qu’à la condition d’être un état d’équilibre immobile, chez les peuples épuisés ; quant à la troisième, c’est un état de déséquilibration et de crise. L’histoire s’est chargée de réaliser à nombreux exemplaires ces trois solutions différentes du problème formulé par la logique et la téléologie des sociétés.

Dans plusieurs articles antérieurs et déjà anciens (si les lecteurs de la Revue veulent bien s’en souvenir), j’ai indiqué en passant les