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G. TARDE.la dialectique sociale

l’imagination des savants et de retrancher la plupart de leurs conceptions au profit de quelques autres, transformées en théories. Quels sont les besoins simples et féconds que développera l’avenir, et quels sont les besoins touffus et stériles qu’il élaguera ? Là est le secret. Il est difficile à trouver, mais il doit être cherché. Tous ces besoins discordants ou mal accordés qui fleurissent sur tous les points du sol industriel, et ont leurs adorateurs passionnés, constituent une sorte de fétichisme ou de polythéisme moral qui aspire à se résoudre en un monothéisme moral, compréhensif et autoritaire, en une Esthétique neuve et forte. — Aussi est-ce bien plutôt l’industrie que la civilisation qui a progressé dans notre siècle. Et j’en trouverais la preuve dans l’embarras où j’ai été tout à l’heure pour spécifier un genre de monument où l’industrie propre à notre temps se résumât. Chose étrange, et qui ne s’est plus vue, ce que l’industrie construit de plus grandiose à présent, ce sont, non des produits, mais des outils industriels, à savoir de grandes fabriques, des gares immenses, des machines prodigieuses. Comparez à ces laboratoires de géants, qu’on appelle des forges ou des ateliers de construction, ce qui sort de là, même de plus important. Une belle maison, un beau théâtre, un hôtel de ville ; combien ces œuvres de notre industrie sont mesquines auprès de ses demeures ! Combien surtout les petites magnificences de notre luxe privé ou public pâlissent auprès de nos expositions industrielles, où la seule utilité des produits est de se montrer ? C’était l’inverse jadis, quand de misérables huttes de fellahs des pharaons, quand d’obscures échoppes d’artisans du moyen âge, entouraient la pyramide ou la cathédrale gigantesque, dressée en l’air par le faisceau de leurs efforts combinés. On dirait que l’industrie maintenant est pour l’industrie, comme la science pour la science.

II

Nous venons de voir que le progrès social s’accomplit par une suite de substitutions et d’accumulations. Il importe assurément de distinguer ces deux procédés, et l’erreur des évolutionnistes est de les confondre ici comme partout. Le mot évolution peut-être est mal choisi. On peut dire pourtant qu’il y a évolution sociale quand une invention se répand tranquillement par imitation, ce qui est le fait élémentaire des sociétés ; et même quand une invention nouvelle, imitée à son tour, se greffe sur une précédente qu’elle perfectionne et favorise. Mais dans ce dernier cas pourquoi ne pas dire plutôt qu’il y a insertion, ce qui serait plus précis ? Une philosophie de l’insertion universelle serait une heureuse rectification apportée à la théorie de