Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVI, 1888.djvu/166

Cette page n’a pas encore été corrigée
156
revue philosophique

des remplacements et des sacrifices toujours nécessaires. Il est bien plus aisé d’entasser néologismes sur néologismes que de mieux parler sa langue, et d’y introduire ainsi par degrés des améliorations grammaticales ; de collectionner des observations et des expériences dans les sciences que d’y apporter des théories plus générales et plus démontrées ; de multiplier les miracles et les pratiques de piété dans sa religion que d’y substituer à des dogmes usés des dogmes plus rationnels ; de fabriquer les lois à la douzaine que de concevoir le principe d’un droit nouveau, plus propre à concilier tous les intérêts ; de compliquer les armements et les manœuvres, les bureaux et les fonctions, et d’avoir d’excellents administrateurs militaires ou civils, que d’avoir des généraux ou des hommes d’Etat éminents qui conçoivent à l’instant voulu le plan qu’il faut et contribuent par leur exemple à renouveler, à perfectionner l’art de la guerre et de la politique ; de multiplier ses besoins grâce à la variété toujours plus riche de ses consommations entretenues par les industries les plus diversifiées, que de substituer à son besoin dominant un besoin supérieur et préférable, plus propre à faire l’ordre et la paix ; enfin, de dérouler artistiquement l’inépuisable série des habiletés et des tours de force que d’entrevoir la moindre lueur d’un beau nouveau, jugé plus digne de susciter l’enthousiasme et l’amour.

Mais notre Europe moderne s’est un peu laissé entraîner par l’attrait d’une facilité décevante. De là, le constrate qui frappe, notamment, entre son abondance législative et sa faiblesse juridique (qu’on la compare, sous ce rapport, à Rome sous Trajan, à Constantinople même sous Justinien !), ou entre son exubérance industrielle et sa pauvreté esthétique (qu’on la compare, à cet égard, aux beaux jours du moyen âge français ou de la Renaissance italienne !) ; je pourrais, dans une certaine mesure, ajouter : entre ses sciences et la philosophie de ses sciences. Mais je me hâte de reconnaître que le côté philosophique de son savoir, quoique cultivé avec une négligence relative, a été l’objet d’une culture bien autrement étendue et profonde que le côté moral de son activité. L’industrie, à ce point de vue, est notablement en retard sur la science. Elle a suscité de tous côtés des besoins factices qu’elle satisfait pêle-mêle sans s’inquiéter du triage à faire entre eux et de leur meilleur accord ; en cela elle est semblable à la science mal digérée du seizième siècle qui provoquait dans tous les cerveaux une floraison d’hypothèses, de bizarreries pédantesques, incohérentes, toutes séparément nourries d’une certaine quantité de faits. Il s’agit, pour l’activité, pour la civilisation contemporaine, de liquider ce chaos de besoins hétérogènes, comme il s’agissait pour la science du xvie siècle de régler