Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVI, 1888.djvu/165

Cette page n’a pas encore été corrigée
155
G. TARDE.la dialectique sociale

orientation unique, de cette admirable harmonie interne que la Grèce et notre xiie siècle ont connues, que nos petits-neveux reverront peut-être.

Pour le moment, il faut l’avouer, et cette remarque nous conduit à de nouvelles considérations, notre époque moderne et contemporaine cherche son pôle. Ce n’est pas à tort qu’on a signalé son caractère principalement scientifique et industriel. Par là il faut entendre que, théoriquement, la recherche heureuse des faits l’a emporté sur la préoccupation des idées philosophiques, et que, pratiquement, la recherche heureuse des moyens l’a emporté sur le souci des buts de l’activité. Cela veut dire que, partout et toujours, notre monde moderne s’est précipité d’instinct dans la voie des découvertes ou des inventions accumulables, sans se demander si les découvertes et les inventions substituables, qu’il négligeait, ne donnaient pas seules aux premières leur raison d’être et leur valeur. Mais, nous, posons-nous maintenant cette question : est-il vrai que les côtés non extensibles indéfiniment de la pensée et de la conduite sociales (grammaires, dogmes et théories ; principes de droit, stratégie et programme politique, esthétique et morale) méritent moins d’être cultivés que les côtés extensibles indéfiniment (vocabulaires, mythologies et sciences de faits ; coutumes et bulletins des lois, administrations militaires et civiles, industries) ?

Nullement. Le côté substituable, inextensible au delà d’un certain degré, est toujours au contraire le côté essentiel. La grammaire, c’est toute la langue ; la théorie, c’est toute la science, et le dogme, toute la religion. Les principes, c’est tout le droit. La stratégie, c’est toute la guerre. L’idée politique, c’est tout le gouvernement. La morale, c’est tout le travail, car l’industrie vaut ce que vaut son but. Et l’idéal, on me l’accordera bien, c’est tout l’art. — À quoi bon les mots, sinon à faire des phrases ? À quoi bon les faits, sinon à faire des théories ? À quoi bon les lois, sinon à faire éclore ou à consacrer des principes supérieurs du droit ? À quoi bon les armes, les manœuvres, les administrations diverses d’une armée, sinon à entrer dans le plan stratégique du général en chef ? À quoi bon les services, les fonctionnements, les administrations multiples d’un État, sinon à servir les desseins politiques de l’homme d’État dans lequel s’incarne le parti vainqueur ? À quoi bon les métiers et les produits divers d’un pays, sinon à concourir aux fins de la morale régnante ? et à quoi bon les écoles artistiques et littéraires et les œuvres d’art d’une société, sinon à formuler ou à fortifier son idéal propre ?

Seulement, il est bien plus facile de progresser dans la voie des acquisitions et des enrichissements toujours possibles que dans la voie