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entendre par civilisation l’ensemble des buts moraux ou esthétiques d’une époque et de ses moyens industriels, la rencontre toujours accidentelle, en partie, des premiers avec les seconds : car ces buts ont employé ces moyens parce qu’ils les ont rencontrés, mais ils auraient pu en utiliser d’autres, et ces moyens ont servi ces buts, mais ils étaient prêts à servir des fins différentes. Or, ces fins passent, mais ces moyens restent, en ce qu’ils ont d’essentiel. Une machine moins parfaite se survit, au fond, par une sorte de métempsycose, dans la machine plus parfaite et plus complexe qui, en apparence ou à certains égards, l’a tuée ; et toutes les machines simples, le bâton, le levier, la roue, se retrouvent dans nos outils plus modernes. L’arc subsiste dans l’arbalète, l’arbalète dans l’arquebuse et le fusil. Le char primitif subsiste dans la voiture suspendue, celle-ci dans la locomotive qui a non pas chassé mais absorbé la diligence en lui ajoutant quelque chose, à savoir la vapeur et une vélocité supérieure, tandis que le besoin chrétien du salut mystique a réellement chassé et non absorbé le besoin romain de la gloire patriotique, comme la théorie de Copernic le système de Ptolémée.

En somme les inventions industrielles qui se poursuivent depuis des millions d’années sont comparables au dictionnaire d’une langue ou aux faits de la science. Beaucoup d’outils et de produits, à la vérité, comme je l’ai dit plus haut, ont été détrônés par d’autres, de même que beaucoup d’informations moins exactes ont été expulsées par des connaissances plus vraies ; mais, en somme, le nombre des outils et des produits, comme celui des connaissances, s’est toujours grossi. La science proprement dite, recueil des faits qui peuvent servir à prouver une théorie quelconque, fait pendant à l’industrie proprement dite, trésor d’engins et de procédés qui peuvent servir à réaliser une esthétique ou une morale quelconque. L’industrie en ce sens est la matière dont la forme est fournie par des idées régnantes sur la justice et la beauté, sur le quid deceat quid non dour la direction jugée la meilleure de la conduite. Et, par l’industrie, j’entends l’art aussi, en tant que distinct de l’idéal changeant qui l’inspire, et qui prête à ses secrets, à ses habiletés multiples, leur âme profonde. Or, soit avant soit après la formation d’une morale et d’une esthétique arrêtées, c’est-à-dire d’une hiérarchie de besoins consacrée par un jugement unanime, les ressources de l’industrie, y compris les ingéniosités des artistes et même des poètes, vont se multipliant ; mais, avant, elles s’éparpillent, après elles se concentrent, et c’est alors seulement qu’une même pensée implicite s’affirmant dans toutes les branches du travail national, elles donnent le spectacle de cette mutuelle confirmation, de cette