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G. TARDE.la dialectique sociale

religion adulte, non seulement ne se contredisent pas entre eux, mais se répètent et se confirment mutuellement ; en quoi ils diffèrent des personnages divins ou héroïques, des dieux et des demi-dieux, des patriarches et des apôtres, et aussi bien des légendes et des prodiges, qui s’y sont succédé avant la constitution du dog me et du culte.

Nous devrons ouvrir ici une parenthèse pour faire une observation assez importante. Suivant que la partie narrative d’une religion l’emportera en elle sur sa partie dogmatique, ou vice versa, cette religion se présentera comme indéfiniment modifiable et plastique, ou comme essentiellement immuable. Dans le paganisme gréco-latin, le dogme n’est presque rien, et, dès lors, le culte n’ayant presque pas de signification dogmatique, son symbolisme est du genre plutôt narratif. C’est, par exemple, un épisode de la vie de Cérès ou de Bacchus qu’on cherche à représenter. Compris de la sorte, les rites deviennent accumulables à l’infini. Si le dogme est peu de chose, la narration est presque tout dans le polythéisme antique. D’où une incroyable facilité d’enrichissement, analogue au gonflement d’un idiome moderne, tel que l’anglais, qui, grammaticalement très pauvre, s’incorpore toute espèce de vocables venus de l’étranger, moyennant un léger changement de leur terminaison, sorte de baptême linguistique. Pourtant, si cette aptitude à grossir sans mesure est une cause de viabilité pour une religion narrative, cela ne veut pas dire qu’elle soit particulièrement résistante aux attaques de la critique. Toute autre est la solidité d’un système théologique, d’un corps de dogme et de rites dogmatiques, qui s’appuient ou paraissent s’appuyer l’un l’autre, et qui, combattus un jour par un contradicteur du dehors, se redressent tous pour protester en bloc.

Mais revenons. Il en est de la science comme de la religion, qu’elle aspire à remplacer. La science, en tant qu’elle énumère et raconte simplement des faits, des données de nos cinq sens, est, il est vrai, susceptible d’une extension indéfinie, et elle débute par n’être de la sorte qu’une simple collection de phénomènes non ratachés les uns aux autres, non contradictoires non plus. Mais, en tant qu’elle dogmatise à son tour et légifère, qu’elle conçoit des théories propres à donner aux faits l’air de se confirmer mutuellement au lieu de se borner à ne pas se contredire ; ou même en tant qu’elle synthétise à son insu les apports de la sensation sous des formes mentales innées, qui sont des propositions générales implicites, et qu’on appelle le temps, l’espace, la matière, la force ; à ce point de vue, la science est peut-être la plus inextensible des œuvres humaines. Sans doute les théories scientifiques se perfectionnent, mais c’est en se substituant, non sans des retours périodiques, pendant que les observations et