Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVI, 1888.djvu/142

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
132
revue philosophique

ment le mieux organisé en nous qui se met le plus facilement en activité. On sait combien les occupations professionnelles et les habitudes comme la nature première influent sur la manière de concevoir les choses ; devant un accident un médecin peut être intéressé scientifiquement, une mère pensera à son fils. La guerre n’est pas la même chose pour un officier ambitieux et pour la fiancée d’un soldat. Un psychologue est porté à analyser, à comparer l’esprit et le caractère des personnes qu’il connaît ; un négociant les envisage à un autre point de vue ; un mathématicien est porté à remarquer si les nombres qui lui passent devant les yeux offrent des caractères de divisibilité par tel ou tel chiffre, etc. Ce n’est pas que les systèmes psychiques n’existent pas à l’état latent chez les personnes même chez qui ils ne se réveillent pas, mais ils n’ont pas le degré de sensibilité voulu pour se mettre en branle à propos d’une excitation qui n’atteint pas un degré éminent de force et de qualité spécifique. Par exemple le physiologiste qui expérimente sur un chien ou un cobaye sait bien que cet animal peut souffrir, mais son organisation mentale et ses habitudes scientifiques font qu’il ne songe pas à ce fait, ou que, s’il y songe, ce fait n’éveille pas le système d’impressions qui existerait chez un spectateur ou une spectatrice autrement douée. Il n’est pas sensible en ce sens. En revanche, le spectateur ou la spectatrice qui s’indignent sont moins sensibles à l’importance des recherches scientifiques. Ce n’est pas qu’ils ne sachent aussi que les recherches sont importantes, mais ce point de vue les frappe moins et ne détermine pas chez eux la mise en activité du système qui constitue le zèle scientifique et qui pourrait peut-être être mis en jeu par des moyens appropriés. On raconte que Fontenelle dinait de temps en temps avec un ami ; ils mangeaient chaque fois, à la saison, une botte d’asperges dont ils étaient très friands, mais chacun les aimait à sa manière, Fontenelle à l’huile, son ami à la sauce. On apprêtait donc pour chacun sa part. Un jour, au moment de se mettre à table, et comme on allait se mettre à préparer les asperges, l’ami est pris d’une attaque d’apoplexie et tombe mort, Fontenelle se précipite immédiatement dans l’escalier : « Toutes à l’huile », cria-t-il. Dira-t-on que Fontenelle n’était pas sensible ? Cela dépend. Il n’était peut-être pas très sensible à l’amitié, mais il serait injuste de lui dénier une vive sensibilité à l’endroit des asperges.

Ainsi la pluralité des sensibilités de l’homme se marque par ces deux faits : 1o que chez un homme certains systèmes sont plus facilement excités que d’autres ; 2o que certains systèmes de sentiments qui sont communs à une grande partie de l’humanité, le regret, le remords, la joie et certains systèmes d’actes, sont surtout déterminés