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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

Relativement au problème des rapports de l’esprit et des choses dans la perception, trois solutions seulement ont été proposées qui paraissent épuiser la série des hypothèses possibles. La première est celle de Reid, qui n’est que l’expression des croyances naïves du sens commun, et d’après laquelle nous percevrions les corps eux-mêmes existant en dehors et indépendamment de nous. Comment cela peut-il se faire ? C’est, répond Reid, qui, malgré tout, voit bien un peu la difficulté, en vertu d’une sorte de magie naturelle, et parce que Dieu le veut ainsi. On a perdu aujourd’hui le goût des explications de ce genre, et une thèse qui n’en admet pas d’autres est par cela même une thèse condamnée. La seconde solution, c’est la théorie des idées représentatives ou idées-images de Locke et de Malebranche. D’après cette théorie, ce ne sont pas les corps eux-mêmes que nous percevons, mais leurs idées ou images, qui seules peuvent pénétrer dans nos esprits. La grande difficulté qu’elle soulève, c’est de savoir d’où nous viennent ces images. Malebranche parle d’une opération divine, ce qui n’explique rien, et Locke est bien près de recourir comme Reid à une sorte de magie naturelle. De plus, l’hypothèse des idées-images a le très grand tort d’aller contre cette vérité de sens intime que nous voyons des corps, non des images ni des ombres, que nous sentons des résistances effectives, non des apparences de résistance, et ainsi du reste. À ce second point de vue, Reid était évidemment dans le vrai contre ses adversaires, les idéalistes. Enfin la troisième solution, c’est que les corps ne sont pas autre chose que nos sensations mêmes, extériorisées par rapport à nous, ordonnées suivant certaines lois, et érigées en objets. Ce que l’on peut dire de celle-là, c’est d’abord qu’elle est nécessairement vraie si les deux premières sont fausses. De plus on fera observer qu’elle a le même mérite que celle de Reid, le mérite de donner pour objet à nos perceptions les corps eux-mêmes, non des images de corps, et le même mérite aussi que celle de Malebranche, puisque, faisant des corps de simples faits de conscience, elle permet de comprendre comment ils peuvent devenir des objets d’intuition pour nous. Enfin on peut dire que cette troisième thèse est aujourd’hui adoptée par tout le monde, sauf par les partisans de Reid, s’il en existe encore, et par les partisans du réalisme scolastique. On la retrouve tout à la fois chez les idéalistes purs comme Stuart Mill chez les idéalistes mitigés qui acceptent le noumène de Kant, ou quelque chose de semblable, et enfin chez les réalistes de l’école de M. Spencer. Il est donc permis de l’adopter, à ce qu’il semble ; mais voyez la conséquence qu’elle entraine. Nos sensations dépendent des organes, et cela est vrai tout aussi bien au point de vue de leur