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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

bitude, ce qui lui rend absolument impénétrable le monde de l’étendue tactile dans lequel vit l’aveugle-né.

Si cette explication est fondée, et nous osons croire qu’elle l’est, car il ne semble pas qu’il soit possible même d’en concevoir une autre, le fait qui vient d’être analysé a une importance exceptionnelle. Jusqu’ici tout ce que nous avons pu faire, ç’a été de montrer l’extrême différence qui existe entre la conception qu’ont les aveugles-nés de l’espace et la nôtre ; puis nous avons donné, et il nous reste à donner encore, des raisons d’ordre expérimental qui, à notre avis, prouvent clairement que le tact n’entre absolument pour rien dans l’idée d’espace qu’ont les voyants. Tout cela est important sans doute, mais tout cela est encore peu de chose en comparaison de cette expérience dans laquelle on prend en quelque sorte sur le fait l’existence de deux lois présidant à la constitution de deux idées différentes de l’espace, et à ce point hétérogènes entre elles que, lorsque conformément à la première M. Bernus s’est formé des images visuelles de diverses combinaisons de points tactiles qu’il n’avait jamais vues, ces images ont exclu, et excluent encore aujourd’hui après plus de trente années, les images antagonistes auxquelles semblaient devoir donner naissance des perceptions tactiles incessamment renouvelées. Or l’existence de ces deux lois hétérogènes et irréductibles fait le fond même de la thèse que nous soutenons ; mais c’en est la partie la plus délicate et celle dont la démonstration offre le plus de difficulté. Le cas de M. Bernus, comme de tous les aveugles qui se souviennent d’avoir vu, nous paraît en fournir une vérification expérimentale tout à fait irrécusable : c’est ce qui fait à notre avis l’intérêt exceptionnel de son témoignage à ce sujet.

À propos de l’alphabet des aveugles, voici un dernier fait, qui n’a peut-être pas l’importance du précédent, et qui pourtant montre bien, à ce qu’il semble, quelle est l’impuissance des voyants à se représenter l’espace tactile. M. Petit, censeur de l’établissement, qui, depuis de longues années, vit au milieu des aveugles, m’a assuré qu’il lisait très couramment avec ses yeux l’écriture nocturne, — du reste tout le monde peut y arriver au bout de quelques jours d’exercice, — mais qu’il lui avait toujours été impossible d’en lire un seul mot avec ses doigts. Et ce fait ne lui est pas particulier, il est commun à tous les voyants. Les aveugles seuls et les demi-voyants[1]

  1. Les demi-voyants sont des personnes qui perçoivent l’impression de la lumière d’une façon suffisante en général pour pouvoir se conduire, mais à qui, en raison de l’extrême faiblesse de leur vue, les objets apparaissent dans une sorte de brouillard où rien ne se distingue nettement. Pour la perception des petits points en relief qui forment les lettres Braille, ils sont donc tout à fait assimilables aux aveugles.