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dans l’esprit, parce que, pour concevoir clairement que les aveugles ont de l’espace une notion tout autre que celle que nous possédons, il faudrait que nous pussions concevoir à notre tour cette notion qui nous est totalement étrangère afin de l’opposer à la nôtre ; de sorte que cette notion dont nous parlons n’est pour nous en définitive qu’un concept purement négatif. Dès lors il n’est pas surprenant que Platner, et M. Piras après lui, ayant tous deux un sentiment très vif de ce fait que les aveugles n’ont pas notre notion de l’espace, se soient laissés aller à dire qu’ils n’en ont aucune notion.

Mais ce n’est pas là la seule confirmation que j’aie obtenue des vues de Platner sur ce sujet. M. Petit, censeur de l’Institut des Jeunes Aveugles, qui s’occupe des aveugles depuis près de vingt années, et M. Bernus, professeur à l’établissement, dont j’aurai à reparler bientôt, m’ont assuré tous les deux que pour eux il était absolument hors de doute que l’image qu’ont les aveugles dans l’esprit de l’extension d’un corps ne présente absolument rien de commun avec celle qu’en ont les voyants. Il faut convenir qu’un pareil accord entre des hommes familiarisés par un aussi long contact avec les manières de voir et de penser des malheureux enfants qu’ils forment à la vie intellectuelle, corroborant les assertions de Platner, qui a toujours passé pour un observateur distingué, constitue une autorité considérable en faveur de l’opinion à laquelle ils adhèrent ; et j’ai pensé, pour ma part, que la partie la meilleure et la plus solide des expériences que je pourrais faire serait encore cette quadruple constatation d’un sentiment qui, bien qu’il ne soit pas toujours appuyé sur des raisons démonstratives et communicables, n’en est pas moins d’un grand poids, en raison de la multiplicité et de la variété des observations sur lesquelles il repose.

VI

Il me reste à rapporter maintenant les expériences que j’ai faites pour m’assurer par moi-même que les aveugles-nés n’ont pas du tout de l’espace la même idée que les voyants. Pour cela, conformément à la méthode qui a été indiquée plus haut, je commençai par chercher dans ma représentation de l’étendue quelque circonstance, non pas accidentelle mais essentielle, qui dût échapper totalement aux aveugles, et à laquelle rien ne répondit dans leur mode de perception de l’espace. Celle qui devait le plus naturellement se présenter à mon esprit, c’était la diminution apparente qu’en vertu des lois de la perspective, les corps subissent par rapport à nous quand nous les voyons de plus loin. Je demandai donc à plusieurs aveu-