Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXII, 1886.djvu/621

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
617
G. LE BON.applications de la psychologie

rains ont vécu. Quant aux récits historiques proprement dits, l’étonnante aptitude des Hindous à voir les choses comme elles ne sont pas, faculté qui ne leur est pas d’ailleurs spéciale et pour laquelle je créerais volontiers le terme de psychologie déformante, les conduit à transformer avec la plus parfaite bonne foi les faits dont ils ont été cependant témoins. Si nous cherchons par exemple, dans les livres hindous, le récit de la chute de l’empire de Bijanagar, tombé, comme on sait, devant la coalition des rois musulmans du Dekkan, nous y lisons que ces rois musulmans étaient des gouverneurs nommés par le Rajah de Bijanagar qui se soulevèrent contre leur souverain et l’assassinèrent. C’est toujours d’une façon analogue que les Hindous écrivent l’histoire.

Les défauts psychologiques qui précèdent n’ont nullement empêché les Hindous d’atteindre à une très grande supériorité dans les arts. Ils sont donc en même temps très supérieurs dans certaines branches de connaissances et très inférieurs dans d’autres. Rien, d’ailleurs, n’est plus fréquent. Il n’y a guère que dans les livres d’histoire et dans l’opinion des foules que l’on puisse voir un individu ou un peuple présenter une supériorité universelle dans toutes les branches des connaissances humaines. Une observation un peu attentive montre combien de tels jugements sont erronés. Il n’est aucune supériorité qui les implique toutes, et il en est bien peu dans l’ordre intellectuel entre lesquelles il soit possible d’établir une hiérarchie. Je vois bien en quoi un mammifère est supérieur à un poisson, parce que je vois clairement que le système nerveux du premier est plus développé que celui du second ; mais si je compare entre elles des supériorités telles que celles de Phidias et de Newton, de Descartes et de César, je ne vois aucun moyen de démontrer quelle est celle qui l’emporte. La supériorité artistique est tout à fait indépendante de la supériorité scientifique et lui est même généralement assez incompatible. Elle implique en effet des habitudes de penser et de sentir, des modes de conception de la vie et des choses tout à fait différents.

Ces deux supériorités se rencontrent donc fort rarement chez un seul peuple.

Le savant analyse les phénomènes et tâche de voir les choses telles qu’elles sont, sans nul souci de leur beauté ou de leur laideur. L’artiste et le poète tâchent au contraire de les embellir, et leur tendance naturelle, tendance sans laquelle ils ne seraient ni artiste ni poète, est de nous les montrer comme elles ne sont pas, ou tout au moins comme elles sont fort rarement. À ce dernier point de vue, les Hindous sont de véritables maîtres ; aucun peuple n’a jamais pos-