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BERGSON.la simulation inconsciente

Je lis dans la Revue Philosophique de février 1886 (page 204) une intéressante communication de M. Beaunis. Il s’agit d’un cas de suggestion mentale. Le sujet endormi avait deviné, sans l’exécuter il est vrai, un ordre écrit sur une feuille de papier par un des assistants. M. Beaunis se demande lui-même si le jeune homme n’avait pas trouvé moyen de lire à distance sur la feuille de papier. Les expériences que je viens de citer tendraient à confirmer cette hypothèse.

Et, à ce propos, je rappellerai des expériences bien extraordinaires faites par la Society for psychical Research et rapportées, non sans une certaine pointe de scepticisme, par M. Charles Richet, dans un très remarquable article sur la suggestion mentale (Revue Philosophique, décembre 1884). L’opérateur tenant un jeu de cartes à la main et concentrant toute son attention sur celle qu’il regarde, un sujet en état d’hypnotisme est chargé de la deviner. L’expérience aurait réussi 9 fois sur 14 d’abord, puis 8 fois sur 27. A-t-on pris toutes les précautions nécessaires pour que le sujet ne pût apercevoir l’image de la carte sur la cornée de l’opérateur qui la regardait ? — Même question pour l’expérience des portraits citée par M. Pierre Janet dans sa communication si neuve et si intéressante du mois de février (Revue philosophique, 1886, page 198). Il n’est nullement nécessaire de regarder un portrait qu’on tient à la main pour que, dans certaines positions, la cornée en reflète l’image.

Je ne veux tirer aucune conclusion de ce qui précède. Des cas de suggestion mentale ont été observés par des expérimentateurs si habiles et d’un sens critique si exercé qu’il me paraît difficile d’en contester l’existence ; les observations contraires ne prouveront rien, tant qu’elles n’auront pas été faites sur les mêmes sujets. Mais je tiens à attirer l’attention sur ce fait qu’un sujet hypnotisé, lorsqu’il reçoit l’ordre d’exécuter un tour de force tel que la lecture de la pensée, se conduira de très bonne foi comme ferait le moins scrupuleux et le plus adroit des charlatans, qu’il mettra inconsciemment en œuvre des moyens dont nous soupçonnons à peine l’existence, une hyperesthésie de la vue par exemple ou de tout autre sens, et que, inconsciemment aussi, nous lui aurons suggéré nous-mêmes cet appel à des moyens illicites en lui donnant un ordre qu’il est incapable d’exécuter d’une autre manière. Clermont-Ferrand, 9 juillet 1886.

H. Bergson.
Clermont-Ferrand, 9 juillet 1886.