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analyses. — w. clifford. Lectures and Essays.

bien c’est encore le moi social qui parle en vous à votre insu, et c’est précisément cette puissance qu’il s’agit de juger et de vaincre ; ou bien c’est au nom d’un principe supérieur que vous le défendez, et alors c’est une nouvelle base que vous donnez à la morale.

Du reste, dans ces Essais, écrits à des dates différentes, l’auteur a des notions quelque peu variables et indécises sur la portée d’une éthique scientifique à notre époque. Quelquefois il nous la représente comme la véritable science de l’humanité entière ; le plus souvent, il y voit surtout ce que les anciens appelaient la politique, la science des devoirs du citoyen. Le problème moral peut s’exprimer ainsi : régler les idées et les actes des hommes réunis en groupes sociaux pour le plus grand avantage de ces groupes. Il y a quelque danger à poser la question sous cette forme. Ne sera-t-on pas tenté de sacrifier l’individu à la société, de le subordonner à l’État ? L’idéal ne sera-t-il pas celui qui nous est proposé par Platon dans sa République, ou par les socialistes dans leurs utopies ? Clifford, qui est Anglais et qui s’en souvient avec orgueil, sous-entend, dans toute son argumentation, que la tyrannie ne peut qu’abâtardir une race, que la liberté et l’initiative individuelles sont les meilleurs moyens pour développer toutes les forces d’un peuple, et que l’histoire de la Grande-Bretagne est là pour le prouver. Mais ce qui est vrai pour la nation anglaise est-il vrai pour toutes les autres nations, ou croirons-nous, comme Montesquieu semble vouloir le dire, que les climats, les races, la grandeur des États imposent aux divers pays leurs formes sociales et leurs lois ? Alors le despotisme sera moral aux Indes par exemple, et l’esclavage pourra se défendre en Afrique. Les droits de l’homme seront une vérité en deçà des Pyrénées : mais ils seront une erreur au delà, si les conditions extérieures imposent à une race un autre idéal de progrès. Et un grand empire aura non seulement la force, mais encore la morale pour lui, lorsqu’il écrasera et annexera un peuple trop faible, si cet acte est utile au développement de la race victorieuse. Clifford aurait reculé devant de telles doctrines si on les lui avait proposées ; il nous aurait montré un autre idéal : il nous aurait fait entrevoir « la figure noble et majestueuse de notre père l’homme », auteur de tous les dieux et plus respectable qu’eux. Alors ce n’est plus le salut de la race qui est le premier principe de la morale, c’est le progrès de l’humanité, et le premier postulat de l’éthique sera de considérer l’homme comme une fin en soi, de regarder comme un bien insaisissable et inaliénable la liberté et le dignité individuelles : les droits de l’homme seront la base légitime des droits du citoyen, pour tout peuple, en tout lieu et en tout temps. Nous revenons ainsi à la morale enseignée par les philosophes français du xviiie siècle, que Kant a systématisée et qui reste notre patrimoine et notre honneur.

Malgré ces réserves, une morale exposée scientifiquement et fondée sur les leçons de l’histoire — telle que la conçoit Clifford — restera vraiment utile. Les citoyens qui ont des droits ignorent l’usage qu’ils doivent en faire : il faut donc leur apprendre leurs devoirs. La tra-