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de piété (pietas). Voyons donc comment la tribu fortifiera cette piété, sans laquelle elle ne pourrait exister.

Lorsqu’un homme aura fait un acte généralement regardé comme utile à la tribu, sous l’influence du moi social, chacun approuvera l’acte accompli ; si l’homme, poussé par la piété, fait du bien à la communauté d’une manière constante et régulière, c’est lui-même qu’on aimera.

Ces sentiments deviendront à la longue une raison de répéter les mêmes actes, et la sélection naturelle préservera les tribus qui approuvent les choses justes et bonnes, c’est-à-dire les choses qui peuvent donner un avantage à la tribu dans la lutte pour l’existence.

Supposons maintenant qu’un individu obéissant à des désirs égoïstes agisse une fois d’une manière défavorable à la communauté. Lorsque le moi social se réveillera en lui, il détestera l’acte accompli : ce jugement personnel au nom de la tribu s’appelle conscience. Si l’homme va plus loin, si d’après ce fait et d’autres semblables il porte un jugement sur son propre caractère, il dira : « Au nom de la tribu, je n’aime point ma personne individuelle. » C’est le remords.

On expliquerait de même les autres sentiments moraux. Les maximes pratiques qui en découlent sont hypothétiques. Elles ne paraissent pas l’être, parce que la conscience humaine les a découvertes spontanément et que ces tribus seules ont survécu dans lesquelles la conscience approuvait les actions tendant à développer dans les esprits le caractère civique. Mais ces décrets n’en sont pas moins conditionnels : « Si nous voulons vivre en société, il faut fuir le mensonge, etc. » Supposez que l’un de nous réponde : « Mais je ne veux pas vivre en société. » Alors, comme il est descendu d’une race sociale, il ne pourra échapper à sa conscience, cette voix du moi social qui dit en lui : « Au nom de la tribu, je me hais moi-même pour cette trahison. » Ainsi les maximes morales, quoique hypothétiques, apparaissent comme des impératifs catégoriques pour deux raisons : d’abord, elles ont été acquises, non directement, mais par une sélection sociale, et par conséquent dans l’esprit des individus elles ne reposent pas sur les vrais motifs qui les ont produites. En second lieu, cette absence de condition dans les principes moraux d’un être né d’une race sociale est suppléée et favorisée par la réprobation morale.

Si ces vues sont exactes, l’éthique ne concerne que la tribu, la communauté, et dès lors il n’y a pas de morale personnelle, de vertus personnelles. Les qualités de courage, de prudence, etc., ne doivent être encouragées qu’autant qu’elles concourent à former un citoyen. Notre devoir de chercher la vérité, par exemple, résulte uniquement de l’importance énorme de la vérité pour la société.

De plus, le but de la morale n’est pas le bonheur du plus grand nombre ; votre bonheur ne peut intéresser la communauté que comme un moyen s’il tend à faire de vous un meilleur citoyen. Chacun doit s’efforcer de devenir un meilleur citoyen, un meilleur ouvrier, un meilleur père, etc. De même, ce que Clifford a appelé la piété n’est pas l’al-