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ment le passé ? Ma jeunesse ne s’est-elle pas envolée, emportant, je ne sais où, insouciance, amour, illusion, poésie, et me laissant à leur place la science, austère toujours, triste et morose parfois, que souvent je voudrais oublier, et qui à toute heure me répète ses graves leçons et me glace par ses avertissements sévères ? Le Temps, qui entasse sans relâche les morts sur les naissances et les naissances sur les morts, reformera-t-il jamais Aristote ou Archimède, Descartes ou Newton ? La Terre pourra-t-elle un jour encore se recouvrir de fougères gigantesques, d’immenses équisétacées, au milieu desquelles se mouvront les monstres aujourd’hui disparus ? Est-il vrai, comme le disent les poètes, que la Nature est la mère toujours prête à enfanter et que ses flancs ne se fatigueront jamais ? Quoi ! elle serait la seule à ne pas vieillir ?

Non ! tout ce qui a été ne sera plus et ne peut plus être. L’heure fuit d’un pas infatigable, et elle ne repasse pas deux fois sur le même cadran. Les instants dont se compose l’existence du monde sont tous dissemblables. Sans cesse le devenir se transforme en devenu, la puissance en acte, le mouvement en repos ; et, dans ce qui est fait, il y a toujours quelque chose qui ne peut plus se défaire.

Ces lieux communs, qui frappent et saisissent le vulgaire, la plupart des savants les oublient ou les dédaignent. N’ont-ils pas, en effet, à leur opposer l’éternité de la matière et l’éternité de la force, et avec ces trois mots n’a-t-on pas tout expliqué ? La matière, la force ne sont susceptibles ni d’augmentation ni de diminution ; les choses peuvent-elles dès lors nous dérober quelque mystère ?

Écoutons, par exemple, M. Taine[1] : « Nous traitons de même ces lois générales, jusqu’à ce qu’enfin la nature, considérée dans son fond subsistant, apparaisse à nos conjectures comme une pure loi abstraite qui, se développant en lois subordonnées, aboutit sur tous les points de l’étendue et de la durée à l’éclosion incessante des individus et au flux inépuisable des événements. Très probablement, la nouvelle loi mécanique sur la conservation de l’énergie est une dérivée peu distante de cette loi suprême ; car elle pose que tout changement engendre un changement capable de le reproduire sans addition ni perte ; que, partant, le second équivaut exactement au premier, et qu’ainsi, visible ou invisible, la quantité de l’effet ou travail demeure toujours la même dans la nature. Or si… cet effet, qui est l’être persistant des choses, se ramène au mouvement, si tous les événements physiques et moraux se réduisent à des mouvements, si le mouvement lui-même est un composé de sensations infi-

  1. De l’Intelligence, préface de la deuxième édition.