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son dialogue « Bruno » a tenté, avec assez de succès, de ressusciter le platonisme quinze ou vingt ans avant Schopenhauer.

Celui-ci, en soutenant d’un côté avec Platon que l’idée est préexistante aux individus réels, et en prenant d’autre part les principes de l’idéalisme transcendantal de Kant comme, point de départ inébranlable de sa philosophie, devait nécessairement refuser au monde objectif des idées, ces formes d’intuition et de pensée qui, d’après Kant, valent exclusivement dans la sphère des phénomènes subjectifs. Il était donc obligé de déclarer que l’idée est élevée au-dessus du temps et de l’espace, et il soutenait sérieusement cette prétention étrange malgré la contradiction de notre intuition esthétique qui reconnaît justement, dans les rapports de la forme avec l’espace et dans les rapports du rhythme avec le temps, le moyen de produire de la beauté idéale. Il objectait à cela que l’idée proprement dite n’était pas cette forme que je voyais dans l’espace, mais son essence intime, quoique cette « essence intime » soit évidemment un concept tout à fait obscur, insaisissable. La répudiation de l’idéalisme subjectif aurait seule pu amener Schopenhauer à convenir que ridée en elle-même (et non simplement sa reproduction par notre intuition esthétique) renferme le temps et l’espace dans le sens idéal ; mais même alors la proposition reste encore vraie que l’idée n’est pas dans le temps et l’espace réel. Si ceux-là avaient raison qui considèrent l’idéalisme objectif de Schopenhauer comme une hypothèse créée uniquement dans un intérêt esthétique, il serait tout à fait impossible d’expliquer psychologiquement pourquoi ce philosophe ne veut pas admettre ce fait palpable que l’intuition artistique se meut dans les formes du temps et de l’espace. Mais de ce qu’il cherche l’idée proprement dite dans « l’essence intime » de cette intuition, placée en dehors de l’espace, il ressort clairement qu’il a été poussé par un intérêt éminemment métaphysique, à fondre ensemble le monde nouménal de Kant et le monde des idées de Platon, et qu’il s’est seulement servi accessoirement de cette hypothèse métaphysique dans un intérêt esthétique.

D’après Schopenhauer, l’idée doit rentrer dans le concept de genre. Mais comme d’autre part, elle est la condition primordiale de l’organisation matérielle, qui seule peut donner naissance à la représentation consciente, les prémisses de Schopenhauer amènent nécessairement la conclusion que l’idée est une représentation sans conscience, c’est-à-dire une représentation inconsciente, et même absolument inconsciente. Schopenhauer décrit l’idée comme l’objet éternel d’un sujet éternel, du sujet absolu qui est identique et tout à fait le même dans tous les individus reproduisant l’idée. En outre,