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Dans Kant nous voyons parallèlement à cet idéalisme transcendantal des formes de la représentation, un réalisme transcendantal de la substance de la représentation, en tant que ce philosophe fait produire la matière de l’intuition par une causalité transcendantale de la chose en soi sur le sens extérieur. Schopenhauer rejette d’une façon absolue ce réalisme transcendantal de Kant justement parce qu’il repose sur l’usage transcendantal du concept de la causalité, contraire au principe de son idéalisme transcendantal[1]. Il voit dans ces derniers principes l’œuvre philosophique immortelle, éternellement impérissable, mais en même temps la seule soutenable de Kant dont l’évidence lui paraît élevée au-dessus de tous les doutes. À aucune époque de sa vie il n’a cessé de parler avec la plus grande admiration de Kant et de son idéalisme transcendantal ; jamais il n’a essayé de dissimuler le fait de la contradiction irréconciliable entre cette doctrine et l’admission d’une causalité transcendante de la chose en soi sur la faculté de la perception ; et il ne lui est jamais venu à l’esprit que la véritable manière de réconcilier les éléments contradictoires de la théorie de la connaissance de Kant était l’inverse de celle qu’il a suivie dans son œuvre principale. A aucune époque il n’a rétracté le moindre iota de son idéalisme relatif à la théorie de la connaissance et rien ne donne à Frauenstaedt le droit de prêter subrepticement à Schopenhauer sa propre manière de résoudre cette contradiction et de traiter ce philosophe comme si son idéalisme était simplement une erreur de jeunesse dont il ne faut pas lui tenir compte. Bien plus l’idéalisme subjectif est la base fondamentale du système de Schopenhauer, tel que l’histoire nous le présente, il joue le rôle de la matière colorante injectée dans le sang d’un organisme, qui en pénètre les tissus les plus fins et en détermine la couleur particulière jusque dans les moindres molécules.

Certainement Schopenhauer est idéaliste au point de vue de la connaissance, mais il est encore un réaliste métaphysique. L’idéalisme subjectif, poursuivi jusqu’à ses dernières conséquences, conduit, comme je l’ai montré ailleurs[2], à l'illusionnisme absolu dans lequel la chose en soi et le moi en soi deviennent une illusion, et le monde un simple rêve de la conscience sans rêveur. Schopenhauer croyait éviter ces conséquences en s’imaginant qu’il pouvait, par un mystérieux procédé intérieur, constater la chose en soi comme volonté, et c’est justement cette croyance qui lui donna le courage de rejeter sans aucun scrupule la base kantienne d’un réalisme transcendantal (la causalité transcendante).

  1. Comp. Le monde comme volonté et représentation (3e édit.), I, 516. 517.
  2. Fondements critiques du réalisme transcendant (2e édit.), Berlin, 1875.