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analyses. — e. caro. Morale sociale.

empirique, à la conception d’une volonté rationnelle, volonté idéale qui a sa réalité propre en dehors de nous. Ce n’est donc pas de Kant, c’est de Proudhon, selon M, Caro, que relève la Morale Indépendante. Proudhon, en effet, en écartant de la morale « tout protectorat transcendantal, » en définissant la justice : « la liberté qui se salue de personne à personne, » Proudhon a essayé d’arrêter à un fait purement humain et exclusivement empirique l’origine du droit et du devoir.

Que cette prétention est illégitime, qu’il faut faire un choix entre la négation de la morale et la morale rationnelle, qu’on doit se résigner à être métaphysicien ou à ne pas être moraliste, c’est ce que M. Caro montre avec force, en prouvant à ses adversaires ou bien qu’ils sont métaphysiciens sans le savoir, ou bien que leurs préceptes moraux ne reposent sur aucun fondement solide. Quand on proclame, en effet, l’inviolabilité de la liberté, tout en se flattant de ne pas sortir de la région des faits, il est certain que l’on commet une confusion. L’obligation de respecter la liberté n’est ni un fait, ni une loi empirique. Elle est une loi rationnelle, ou elle n’est pas. On ne risque donc pas d’être un faux prophète quand on prédit aux moralistes de l’École Indépendante qu’ils sont destinés soit à aboutir au scepticisme moral, soit à revenir prendre rang parmi les disciples de Kant. La Morale Indépendante est une construction louable, mais fragile ; c’est un abri provisoire, à l’usage de gens qui, ayant vu démolir le vieil édifice philosophique et ne voulant pas le reconstruire avec les mêmes matériaux, ne peuvent cependant se résigner à coucher à la belle étoile.

Le chapitre où M. Caro dénonce l’insuffisance et les lacunes du système est un modèle de discussion loyale et ferme. L’auteur y établit qu’en dehors de la morale rationnelle il n’y a plus, pour fonder l’inébranlable respect dû à la loi, que des bases précaires, et d’autre part que l’ensemble des prescriptions morales ne saurait être renfermé dans un principe aussi étroit que l’inviolabilité de la personne. Les parties les plus hautes de la vertu, telles que le perfectionnement individuel et la charité sociale, restent nécessairement en dehors. Ici M. Caro prévoit toutes les difficultés et épuise véritablement le sujet. Il n’en est pas tout à fait de même du chapitre où dans une revue rapide il fait défiler devant nous les doctrines de MM. Buchner, Littré, Darwin et Stuart-Mill. Sur tous ces points la réfutation nous paraît un peu brève. L’auteur se contente de confronter avec l’ancien idéal les réalités nouvelles. Est-ce suffisamment réfuter Darwin que lui montrer qu’entre ses affirmations et les vieilles croyances de l’humanité il y a un écart considérable ? D’un autre côté il y a peut-être quelques vérités bonnes à recueillir dans les systèmes que M. Caro repousse absolument. Ne faut-il point, par exemple, accorder quelque chose à l’opinion qui considère les notions morales comme le résultat d’une lente évolution intellectuelle ? Les philologues n’admettent plus pour le langage une révélation primitive et immédiate : les moralistes ne doivent-ils pas suivre leur exemple ? On ne compromet nullement l’autorité des prin-