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P. JANET. — LES CAUSES FINALES

centre et le but de la création, et à regarder tous les êtres qui l’entourent comme devant servir à son profit personnel. Il s’empare du règne animal et du règne végétal, les dévore et glorifie le Dieu dont la bonté paternelle a préparé la table du festin. Il enlève son lait à la vache, son miel à l’abeille, sa laine au mouton ; et parce qu’il utilise ces animaux à son profit, il s’imagine qu’ils ont été créés pour son usage. Il ne peut pas se figurer que le moindre brin d’herbe ne soit pas là pour lui. »

Mais personne n’a critiqué cette singulière illusion des causes finales d’une manière plus spirituelle et plus piquante que Montaigne dans une page célèbre : « Car pourquoy ne dira un oison ainsi : Toutes les pièces de l’univers me regardent ; la terre me sert à marcher, le soleil à m’éclairer, les étoiles à m’inspirer leurs influences. J’ai telle commodité des vents, telle des eaux ; il n’est rien que cette voûte ne regarde si favorablement que moi ; je suis le mignon de nature. Est-ce pas l’homme qui me traite, qui me loge, qui me sert ? C’est pour moy qu’il fait semer et mouldre : s’il me mange, aussi fait-il bien l’homme son compaignon ; et si fais-je moi les vers qui le mangent… Autant en dirait une grue ; et plus magnifiquement encore pour la liberté de son vol, et pour la possession de cette haulte et belle région[1]. »

Personne sans doute parmi les philosophes ne contestera la justesse de l’objection précédente : et, à dire la vérité, ce n’est guère que dans des écrits populaires ou d’édification que l’on trouvera surtout développé le préjugé en question. Mais ce serait une grave erreur de croire qu’on a touché à la doctrine des causes finales en ruinant ou en ramenant à sa juste mesure la doctrine de l’homme, but de la création. En quoi, je le demande, ces deux conceptions sont-elles liées l’une à l’autre ? Ne puis-je donc pas croire d’une manière générale que Dieu a proportionné dans tout être les moyens aux fins, sans affirmer que tous les êtres ont été préparés pour l’usage d’un seul ? Montaigne, sans doute, a le droit d’humilier l’homme par le langage ironique qu’il prête à l’oie : encore ne faut-il voir là que l’hyperbole permise au satirique, et non l’expression rigoureuse des choses. Mais quand il serait vrai que l’univers n’a été créé ni

  1. Essais, II, X. Il dit encore : « Qui lui a persuadé que ce bransle de la voulte céleste, la lumière éternelle de ces flambeaux roulant si fièrement sur sa teste, les mouvements espouvantables de ceste mer infinie soient établis, et se soutienent tant de siècles pour sa commodité et pour son service ? » Voyez encore pour la même objection, Spinosa, Éthique, l. I, appendice. — Buffon, Histoire des animaux, Mélanges, c. I. — Biot, t. II, p. 7. — Ch. Martins, de l’Unité organique (Revue des Deux-Mondes, 15 juin 1862) ; et chez les anciens, Cicéron, De natura Deorum, l. I, IX, disc. de Velleius.