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Jules soury.histoire du matérialisme

bien qu’à Syracuse, et qui n’a rien de commun avec l’austère doctrine du matérialisme théorique. Aristippe se flattait pourtant de n’être point l’esclave de la volupté tout en se livrant à elle. Ἐχω, οὐϰ ἔχομαι, disait-il en parlant de Laïs. Il était aussi trop éclairé pour ne distinguer point entre τὸ πάθος et τὸ ἐϰτὸς ὑποϰείμενον ϰαὶ τοῦ πάθους ποιητιϰόν, entre nos impressions subjectives et la chose en soi, située hors de nous, qui les produit : ce que nous sentons ou connaissons n’existe que dans notre conscience ; la chose en soi existe aussi, mais nous n’en pouvons rien dire de plus. Aristippe croyait donc, à l’exemple de son maître Socrate, pouvoir négliger la recherche des causes physiques, sous prétexte que cette étude ne peut donner aucune certitude. Il distinguait deux modes de sentir, la douleur et le plaisir : celui-ci était un mouvement doux, l’autre un mouvement violent. Ainsi, loin de faire consister le bonheur dans le calme, le repos et la paix de l’âme, exempte de douleur et de crainte, les Cyrénaïques réduisaient presque toute félicité humaine au plaisir inséparable du mouvement. Ils déclaraient le plaisir un bien, quelle que fût son origine, et, comme les voluptés des sens excitent chez le vulgaire les sensations les plus vives, ils plaçaient les jouissances et les douleurs corporelles au-dessus de celles de l’âme.

Nous ne demandons pas mieux que de reconnaître, avec Lange, qu’Aristippe est un moraliste d’une rare conséquence. Qui ne croit plus au vrai ne peut pas croire au bon, du moins au sens métaphysique de ce mot. Comparés aux Cyniques, les Cyrénaïques paraissent des gens lucides et de grand sens à côté de maniaques orgueilleux et stupides. Ils ont le mérite de n’avoir pas reculé devant le fantôme de la morale. Depuis, on ne l’a plus osé. Ceux-là même qui ont confessé, avec le caractère relatif, purement humain, de nos connaissances, le néant de nos efforts pour étreindre cet univers qui nous fuit d’une fuite éternelle, ont planté sur les ruines de la science de l’absolu le drapeau de la conscience morale, et affirmé que si tout était apparence et duperie, le devoir, au moins, n’était pas une vanité. Qu’en savent-ils ?

Jules Soury.
(À suivre.)