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de l’homme n’en vienne à trouver le repos et le suprême contentement dans la haute explication qui définit la pensée une propriété du cerveau.

L’éthique du grand ancêtre de la philosophie matérialiste dérive naturellement de sa théorie de la connaissance : il a trop bien distingué l’essence véritable des choses des vaines apparences sensibles pour placer hors de nous, dans le monde extérieur, le bonheur de notre vie. Ce n’est que dans la paix et l’impassible sérénité de l’âme, dans la modération des désirs et la pureté du cœur, surtout dans la culture étendue et raffinée de l’esprit, que l’homme trouve la plus haute félicité. C’est, comme on voit, une philosophie du bonheur. Ce qui tient l’âme en joie est l’utile ; ce qui la trouble est le contraire. Voilà pourquoi tous les biens extérieurs, l’or, la beauté, la volupté des sens, alors même qu’ils n’éveillent en nous aucune convoitise, ne peuvent être que des accompagnements, non la fin de cette belle harmonie où l’âme se recueille et s’enchante. Cette morale, aussi éloignée de celle d’Épicure que de l’égoïsme raffiné du xviiie siècle (en dépit des apparences), manque assurément du criterium de toute morale idéaliste, c’est-à-dire d’un principe de nos actions directement tiré de la conscience et posé indépendamment de toute expérience. Mais, pour avoir le droit de la trouver inférieure, il faudrait montrer qu’il y a autre chose dans la conscience que des notions purement empiriques à l’origine, et que ce n’est point par un artifice de langage, par un sophisme, qu’on essaie d’ériger au-dessus des faits l’idée du bien et celle du devoir.

Il serait bien étrange qu’après avoir éliminé toute téléologie, Démocrite eût oublié d’expliquer l’apparente finalité des organismes vivants par le principe de l’évolution naturelle et par la concurrence vitale. Cette doctrine, en effet, qui sous un nom nouveau a reparu dans la science, était très-répandue en Grèce à l’époque de Démocrite. Il admire fort la belle ordonnance du corps humain, mais on ne voit pas qu’il en ait cherché les causes dans le développement des appareils et des organes rudimentaires. Il y a sans doute ici une lacune, non du système, mais de la tradition qui nous l’a transmis. Car on sait, par Épicure et par Lucrèce, que le problème de l’origine et de l’évolution des êtres a été très-anciennement résolu par les matérialistes en un sens purement mécanique. Cette théorie était, on peut le dire, populaire, dans les grandes et brillantes cités de la Grande-Grèce, puisqu’Empédocle l’avait exposée en vers. Ce que Darwin, appuyé sur une quantité considérable de connaissances positives, a fait pour notre temps, dit M. Lange, Empédocle l’a fait pour les penseurs de l’antiquité. Ce n’est pourtant pas un matérialiste que ce phi-