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Jules soury. — histoire du matérialisme

fièvre, dont elle montre l’évolution ? Substituer l’objet au sujet dans la nature, réduire l’homme au rôle passif d’instrument enregistreur, tel est l’idéal d’une certaine philosophie qui veut qu’on aille, non pas de l’homme aux choses, mais des choses à l’homme. À ne considérer que la place de notre espèce dans le temps et dans l’espace, rien ne paraît plus logique ; cependant, quoi qu’il fasse, l’homme ne connaîtra jamais que lui-même. Ses sensations sont de purs symboles. Des choses qui l’entourent, il ne possède que des signes. C’est lui qui fait ruisseler la lumière et retentir mille bruits terribles ou harmonieux dans cet univers où tout est ténèbres et silence.

Ce qu’on appelle la nature est une création de notre esprit. Certes notre conception du monde répond à quelque chose de réel. On peut avoir pleine confiance dans l’observation et dans l’expérience. Toute notion n’est pourtant qu’une représentation subjective, une fille de l’imagination, et en croyant connaître les choses nous ne connaissons que la manière dont elles nous affectent. Il faut laisser à certains philosophes la conviction naïve qu’ils voient le monde tel qu’il est, non tel qu’il leur semble être. La vérité, comme le disait naguère Carpenter après Helmholtz, Spencer, Tyndall, est que, pour le peintre, la nature est ce qu’il voit, pour le poète ce qu’il sent, pour le savant ce qu’il croit. Tous les raisonnements scientifiques reposent sur des images et sur des interprétations intellectuelles d’une réalité inconnue et inaccessible. On aimerait à croire à la nécessité et à l’universalité des grandes lois cosmiques que l’homme a découvertes en son coin d’univers : mais le moyen de les vérifier jamais dans l’infini ?

Qui sait découvrir les vices de l’idéalisme doit apercevoir ceux du matérialisme. Albert Lange, l’éminent historien de cette doctrine, ne les a pas dissimulés : il appartient à cette grande famille d’esprits judicieux, chaque jour plus nombreux en Europe, qui avouent qu’en toute science le réel et l’idéal ne sont pas plus séparables que dans l’esprit de l’homme. Quand cette belle intelligence s’est éteinte, le 21 novembre 1875, assombrie de tristes pressentiments pour l’humanité, surmenée par de longues souffrances, mais toujours douce et fière, elle rêvait avec complaisance aux destinées d’une nouvelle alliance de la science et de la philosophie. À l’heure où les plus fermes esprits mollissent souvent et plient, comme le servile troupeau humain, sous le faix des superstitions séculaires, Albert Lange montra une fois de plus au monde comment on meurt sans espoir et sans Dieu. C’est que, si dans la science, dans l’art et dans la vie, Lange rendait à l’idéal la part que lui refuse le commun des matérialistes, il savait bien que cet idéal n’a aucune réalité hors de notre