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de plus en plus de l’opinion commune à mesure que se poursuit son travail d’analyse et d’épuration. Il semble même que l’auteur, aussi ennemi du paradoxe que résolu dans ses déductions, ait reculé lui-même devant les conséquences dernières de son système, telles que le rejet, au point de vue moral, de toute fin requérant l’intervention de l’intelligence, partant de toute fin distincte du libre arbitre lui-même ; la condamnation absolue de la science, qui ne peut rien ajouter au mérite, et qui peut le diminuer ; le rôle indispensable du mal, condition de la lutte, c’est-à-dire du mérite ; enfin la justification des hommes dont la conscience est une fois faussée, et en qui la joie intérieure ou le remords se produisent à contre-sens.

Le libre arbitre, absolument réduit à lui-même, s’anéantit dans la puissance indéterminée. D’autre part, il faut en convenir, la raison, dépouillée de toute activité créatrice, perd jusqu’à cette ombre de l’existence qui s’appelle le possible. La puissance n’acquiert une essence et ne devient libre arbitre, volonté, effort, détermination, que par des emprunts de plus en plus considérables faits à l’Intelligence ; et de même l’Idée ne devient raison, science, loi, instinct, tendance morale, qu’en recevant par degrés, de la puissance créatrice, l’existence et la vie. Et cette pénétration réciproque de la volonté et de l’entendement constitue cette faculté intermédiaire que l’on appelle le sentiment, faculté qui tient peu de place dans le système de M. Bouillier, comme elle tenait peu de place chez les anciens, parce que, de part et d’autre, bien qu’à des points de vue opposés, on poursuit analytiquement la détermination d’une unité abstraite, plutôt que l’on ne cherche à se rendre compte de la synthèse qui constitue la réalité. Or le sentiment, ou synthèse de la puissance et de l’acte, du libre arbitre et de son objet rationnel, de la volonté et de l’entendement, est seul donné dans le monde réel : il est également chimérique de poursuivre la réalisation de la volonté pure ou celle de l’idée pure, c’est-à-dire de prétendre isoler la synthèse donnée. La proportion des deux éléments est seule en cause : l’un ou l’autre principe entièrement à mesure que domine l’élément volontaire, le sentiment relève davantage de la morale ; à mesure qu’y domine l’élément rationel, il relève davantage de la science. Quel est le minimum de rationalité nécessaire à la volonté pour rester subordonnée à une loi impersonnelle, et conserver une essence intelligible ; quel est le minimum de spontanéité volontaire nécessaire à l’idée pour conserver un fantôme d’existence : c’est ce qu’il appartient au métaphysicien de déterminer, mais il est contraire aux conditions de la pratique d’exhorter les hommes à séparer leur volonté de leur intelligence ou leur intelligence de leur volonté. L’harmonie de ces deux principes, également premiers l’un et l’autre au sein du sentiment : tel est l’idéal, à la fois noble et réalisable, qu’il convient de proposer à l’humanité.

Em. Boutroux.