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Il y a plus, et ici se découvre à nous un côté sombre, mais capital de la réalité, qu’un philosophe doit savoir regarder en face. Le progrès intellectuel, le seul qui puisse exister, crée des obstacles à la vertu. Si la civilisation a sa grandeur, elle a tes inconvénients et ses dangers, qui ne sont pas moindres. D’abord elle ôte à maintes faiblesses naturelles le caractère moralement indifférent que leur laissait l’ignorance, comme il est dit dans l’évangile que la vérité condamnera ceux qui, la connaissant, restent attachés à l’erreur. Il n’est pas permis à l’homme, sous peine de déchoir, de demeurer, la lumière venue, au point où il était dans les siècles de ténèbres. Mais quelles difficultés n’opposent pas à cette tâche inattendue, notre paresse et notre inertie naturelles ? Ensuite, quelle innombrable armée de séductions nouvelles le progrès ne déchaîne-t-il pas contre la liberté morale ? Les besoins croissent avec les moyens de les satisfaire ; et ils croissent plus que ces moyens eux-mêmes. L’homme, dès lors, est constamment en quête de jouissances inconnues. Ou bien, s’il a réussi à contenir ses désirs dans les limites de leur satisfaction possible, il s’endort dans le bien-être, et perd peu à peu une faculté dont rien ne sollicite plus l’exercice. En même temps que se multiplient les éléments de bien-être, les moyens de nuire se multiplient dans la même proportion et menacent l’existence même de l’humanité. Quant aux remèdes que la civilisation semble offrir elle-même contre ses propres inconvénients, ils se réduisent à l’instruction, laquelle, selon l’esprit qui l’inspire, peut constituer un danger nouveau. De fortes appréhensions s’imposent à l’âme du philosophe qui examine la civilisation au point de vue de l’avenir moral de l’humanité.

Pour conclure, le progrès ne mérite pas le culte que beaucoup d’hommes lui ont voué. Car l’élément intellectuel, le seul qui soit perfectible, n’a, au fond, qu’une valeur bien faible en comparaison de l’élément moral (p. 203) ; et l’élément moral, qui est d’un prix infini, qui seul est le principe du vrai mérite ; qui brille, par lui-même, d’un tel éclat, que, le possédant, on peut, semble-t-il, sans s’appauvrir en effet, sacrifier tout le reste ; cet élément, compris tout entier dans l’initiative et l’effort actuels, est incompatible avec le progrès. Faire du progrès la fin suprême de nos actions, ce serait subordonner la partie morale de notre être à la partie intellectuelle, se serait abdiquer l’excellence de notre nature. La seule fin véritablement bonne consiste à réaliser dans la société et en nous-mêmes les conditions les plus favorables à la grandeur morale, qui est la grandeur suprême et d’où dépend tout ce qui est digne d’estime.

Loin donc de nous complaire à poursuivre une organisation sociale qui réglerait du dehors tous les mouvements de l’homme et lui assurerait, comme fatalement, l’honnêteté extérieure et le bien-être du corps et de l’esprit, nous devons rechercher des institutions qui laissent à l’homme la pleine possession de soi-même, et qui se bornent à écarter les obstacles trop redoutables pour le déploiement moral de notre libre arbitre.