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sentir immédiatement ce qu’ils imaginent, jugent ou comparent, tant l’habitude a rendu ces opérations faciles, promptes et assurées. Sans doute il est heureux de juger rapidement, mais il importe surtout de bien juger et de ne voir que ce qui existe ; or, les signes qui se fondent uniquement sur l’habitude, remplissent-ils toujours ces conditions essentielles ? Quels rapports, quels liens si étroits existe-t-il entre les apparences extérieures et superficielles qui nous ont toujours frappés, et ces qualités intimes qui se sont dévoilées, dans certains cas seulement, à nos espérances ? Parce qu’elles se sont rencontrées quelquefois ensemble, peut-on affirmer leur coïncidence fixe, nécessaire ? De ce qu’elles sont associées dans l’imagination, s’ensuit-il qu’elles soient invariablement unies au dehors ? Ces mêmes apparences ne peuvent-elles pas se retrouver dans des composés essentiellement différentes, ou manquer dans des substances qui sont, d’ailleurs, parfaitement semblables ? Quelles erreurs, si nous concluons par habitude l’identité dans le premier cas, la diversité dans l’autre ; si nous jugeons, par exemple, des propriétés de l’or par la couleur jaune, de la douceur du sucre par la blancheur, etc. !

L’individu, méconnaissant sa propre action, devenue extrêmement rapide et facile, la confond sans cesse avec son résultat : telle est la loi de l’habitude…

Lorsqu’un raisonnement nous est devenu très-familier par une fréquente répétition, nous négligeons les opérations qui l’ont motivé dans l’origine, et, à force de les négliger ou de les traverser rapidement, nous finissons par les oublier, les méconnaître ou les considérer comme absolument inutiles. C’est là ce qui autorise tant d’ellipses dans les formes du raisonnement comme dans celles des discours usuel et familier[1]. »

Mirabeau avait dit : Nul ne réfléchit l’habitude. Cependant quand il ne s’agit que d’habitudes et d’adaptations contractées par un individu dans le courant de son existence personnelle et depuis un temps peu éloigné, il est possible, avec un effort d’attention, de retrouver les termes intermédiaires, et de rétablir volontairement une série d’opérations dans toutes leurs complications primitives. Mais là où les inconvénients de l’effacement dans les adaptations intellectuelles se font le plus fortement sentir, c’est dans les résultats de raisonnements qui sont transmis par voie d’hérédité. C’est pour cette raison que la nature et l’origine des idées innées, c’est-à-dire des idées héréditaires, reste si obscure, bien que ces idées soient

  1. De l’influence de l’habitude sur la faculté de penser, 2e part.