Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome I, 1876.djvu/365

Cette page a été validée par deux contributeurs.
357
léon dumont.de l’habitude

nous sommes en quelque sorte accoutumés au poison et ce sont les idées contraires qui deviennent fausses à nos yeux. Dès lors les autres hommes commencent à nous paraître absurdes quand ils nient cette opinion nouvelle ; nous ne comprenons plus qu’on puisse la mettre en doute, et tout ce qui vient à l’encontre produit sur notre sensibilité une impression désagréable. C’est ainsi qu’un homme que l’usage du tabac incommodait d’abord finit par s’y accoutumer au point de ne plus pouvoir s’en passer et d’éprouver de véritables souffrances quand il en est privé. Il ne faut jamais perdre de vue qu’un organisme est, suivant l’ingénieuse expression de Taine, une réussite ; tout y repose sur un équilibre incessamment variable, inconstant ; il n’est que la résultante d’une évolution où tout a été accidentel ; et s’il y a une stabilité relative dans les espèces ou de la durée dans les formes, malgré les causes sans cesse renouvelées de variabilité, c’est que les myriades d’adaptations fonctionnelles qui constituent un être vivant ne sont, par la force éternelle des choses, possibles que suivant certains modes en dehors desquels l’individu dégénère, devient moralement ou physiquement imbécile, perd ses avantages dans la lutte pour l’existence et finirait par succomber.

III. Passons à la troisième espèce d’accoutumance, la plus difficile à expliquer. Nous combinerons les théories de Darwin et de Spencer.

Un animal est carnivore ; vous l’enfermez et ne laissez à sa portée que des aliments végétaux. Ces aliments pourraient à la rigueur le nourrir. Mais il faut que l’idée lui vienne de les manger ; or, un carnivore n’est pas habitué à associer l’idée d’aliments à celle de végétaux. Il faut donc que cette idée surgisse dans son esprit par suite de circonstances accidentelles ; si elle ne surgit pas, l’animal pourra mourir de faim au milieu de l’abondance. Si elle surgit, la cause directe n’en est certainement pas dans l’inanition, c’est-à dire dans l’état nouveau où l’abstinence aura placé ses organes. Elle ne pourra résulter que de la variabilité de son intelligence. Elle pourra naître aussi d’une ressemblance de forme, de goût, d’odeur entre certains végétaux mis à sa disposition et les aliments de provenance animale qu’il avait l’habitude de consommer ; puis la ressemblance entre ces premiers aliments végétaux et d’autres plus ou moins analogues pourra lui faire faire un nouveau progrès ; l’animal deviendra frugivore par degrés. Mais ici encore il est conduit à contracter cette habitude nouvelle par des causes indépendantes de l’état d’inanition : c’est bien en vertu de sa propre faculté de variabilité et non par suite de l’action modificatrice d’un objet extérieur.

Un oiseau de proie est forcé d’émigrer dans une région où les