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VI


L’habitude, étant la permanence d’une manière d’être, exclut la sensibilité, c’est-à-dire le plaisir et la douleur, qui accompagnent au contraire le changement des manières d’être, l’acquisition ou la destruction des habitudes. Nous avons montré ailleurs[1] que le plaisir était, dans une force, la conscience de son augmentation, que la peine était au contraire la conscience de l’amoindrissement. Quand une idée est enracinée dans notre esprit, au point de ne plus exiger, pour être reproduite par l’imagination, qu’une très-faible excitation, cette représentation affecte très-faiblement la sensibilité, tandis que l’introduction d’une idée entièrement nouvelle et capable de modifier les rapports de nombreux groupes de pensées, s’accompagne ordinairement d’un vif sentiment de plaisir ou de joie. Une mode nouvelle nous fait rire ; quand nos associations d’idées se sont adaptées et modifiées d’après elle, elle ne nous affecte plus en aucune manière. On se fait peu-à-peu à la laideur de certains visages qui finissent par n’avoir plus rien de désagréable. On s’accoutume aux saveurs, aux odeurs au point qu’elles nous laissent complétement indifférents, alors même que nous continuons à les percevoir distinctement. « Mon sachet de fleurs, disait Montaigne, sert d’abord à mon nez ; mais après que je m’en suis servi huit jours, il ne sert plus qu’au nez des assistants. » Ceux qui aiment la jouissance causée par l’usage des liqueurs fortes, sont obligés d’en augmenter constamment les doses, et ceux d’ailleurs qui sont dirigés dans leur conduite par le goût exclusif du plaisir ne tardent pas à être poussés vers des raffinements destinés à compenser les effets de l’accoutumance sur la sensibilité.

Dans son mémoire sur l’Influence de l’habitude sur la faculté de penser couronné par l’Institut en 1802, Maine de Biran mettait déjà en relief, avec une sagacité remarquable, ce caractère très-important de l’habitude, qui jette une si vive lumière sur la nature du plaisir et de la douleur. Il montrait que sous l’influence de la répétition, toutes nos facultés se développent et se perfectionnent comme mouvements, tandis qu’elles s’affaiblissent et se dégradent comme sentiments. « Lorsqu’une cause d’impression, disait-il, a agi assez longtemps et assez fortement sur un organe, elle en a changé l’état, élevé d’abord

  1. Théorie scientifique de la sensibilité, 1 vol. in-18, de la Bibliothèque scientifique internationale.