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volonté, et qui cependant lui donnent des instincts plus nombreux qu’aux animaux les mieux pourvus, qui lui en attribuent pour toutes choses et pour tout âge, si bien que la raison et la volonté, ces sublimes privilèges de l’humanité, ne lui servent plus à rien. « L’instinct, dit notre auteur, est une véritable inconnue qu’il faut s’efforcer de réduire ; et, si elle résiste à toutes les ressources de l’analyse, il faut encore essayer de limiter sans cesse le champ de cet instinct occulte, au lieu de l’agrandir et d’en respecter le mystère. » M. Lemoine ajoute non moins sagement que les considérations théologiques sont étrangères à la philosophie et que, quant aux considérations morales, elles doivent être également écartées, parce que, en général, il ne faut jamais juger la vérité d’une opinion par les conséquences qui en peuvent résulter. On ne s’étonnera pas que le penseur qui a formulé ces règles de logique rende pleine justice aux efforts qui ont été tentés par Lamarck et M. Darwin, pour ramener l’instinct à quelque autre principe. « S’ils ont péché par excès, leur témérité est pourtant plus profitable à la science que la timidité de ceux qui, étendant indéfiniment l’obscur domaine de l’instinct, en arrivent à interdire toute explication des actions humaines ou animales et condamnent la psychologie à n’être plus qu’un catalogue de faits mystérieux. » On ne saurait mieux dire.

M. Lemoine, dans son deuxième mémoire, a procédé par la méthode historique : il examine successivement les différentes théories qui ont été émises sur le sujet. Celle de Montaigne, qui attribuait l’instinct à la raison, n’élevait la bête jusqu’à l’homme, qu’afin de « précipiter l’homme dans la nature des bêtes, » selon l’énergique expression de Pascal. La doctrine de Descartes n’est guère plus soutenable : c’est par trop froisser le sens commun et les données de l’expérience journalière que de ne voir dans les animaux que de pures machines dénuées de toute sensation et de toute perception. Mais le philosophe de La Haye avait au plus haut degré cette intrépidité géométrique qui ne recule devant aucune conséquence d’un principe une fois posé. Ce qui paraît plus surprenant c’est l’adhésion à peu près générale que des idées si excessives ont reçue au xviie siècle. Toutefois la chose s’explique, mais par des raisons de pure théologie : on croyait qu’accorder à la bête une ombre d’intelligence, c’était compromettre l’immortalité de l’âme humaine. Même « quelques-uns ajoutaient, ne pouvant s’expliquer la douleur que par les dogmes de la chute du premier homme et de la Rédemption : les bêtes ont-elles donc mangé du foin défendu ? » Ce mot, comme le rappelle M. Lemoine, est attribué à Malebranche. Nous rions aujourd’hui de ces étranges aberrations : mais ne reste-t-il donc plus de philosophes théologiens parmi nous ?

La théorie de Condillac soutient mieux l’examen. D’après Condillac l’instinct serait le fruit de l’expérience individuelle et se confondrait avec l’habitude, et cela dans l’animal comme dans l’homme. Selon lui, c’est par les réflexions que les bêtes acquièrent l’habitude : l’instinct n’est que l’habitude privée de la réflexion qui l’a fait naître. M. Le-