Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome I, 1876.djvu/112

Cette page a été validée par deux contributeurs.
104
REVUE PHILOSOPHIQUE

les, puis Aristote qui a mis des mois à la place des choses et des idées, plus tard la philosophie morale des Romains, verbiage assez inutile, enfin la théologie chrétienne qui, de concert avec l’aristotélisme, avait mis le comble à la confusion et inauguré l’ère de la barbarie.

L’encyclopédie baconienne comprend, on le sait, l’histoire et la philosophie, l’histoire naturelle, littéraire, politique, et la cosmologie avec la mathématique, la physique et ses applications pratiques, la mécanique et la magie naturelle. L’anthropologie de Bacon, seconde partie de sa cosmologie, avec la somatologie, la médecine et la psychologie, est fort bien exposée dans le livre de M. K. Fischer, ainsi que la logique, l’éthique et la politique. Le chapitre qui traite des rapports de la philosophie baconienne avec la religion est des plus instructifs. Plus piquants encore sont ceux où l’on voit le génie du père de la philosophie se refléter en quelque sorte, avec plus ou moins de transparence, dans les esprits de Bayle, de Joseph de Maistre, de Macaulay, de Liebig.

Mais c’est le troisième livre, — les épigones de Bacon, — qui est peut-être la meilleure partie de l’œuvre. En tout cas, l’horizon s’élargit et s’étend à perte de vue, la méthode du maître transforme la pensée moderne, et la philosophie d’un homme, la philosophie expérimentale de Bacon, devient celle d’un monde. Bacon avait dit que la science de la nature était le fondement de toutes les autres : le naturalisme sort de cette proposition avec Thomas Hobbes. Bacon avait dit que toute connaissance est une expérience ; on chercha à déterminer les conditions de celle-ci et le sensualisme de John Locke naquit, avec ses théories profondes sur la perception, les idées élémentaires, les idées et les mots, la critique de nos connaissances, etc. L’action de la philosophie de Locke sur la science, la religion, la politique et l’éducation de notre société a été immense. L’auteur y insiste comme il convient. Il montre l’influence de cette discipline sur les philosophes déistes, les moralistes anglais et français du dernier siècle, Bolingbroke, Voltaire, Helvétius, Rousseau.

L’idéalisme de Berkeley et le matérialisme de d’Holbach sont également issus du sensualisme. Il faut en dire autant du scepticime de David Hume, l’immortel penseur qui réveilla Kant du « sommeil dogmatique ». Ce qu’a voulu M. K. Fischer en ce troisième livre, c’est prouver que l’arbre géant de l’empirisme, qui plonge par ses racines dans Bacon et s’épanouit à son sommet dans David Hume, a, pour branches principales, Hobbes, Locke et Berkeley, et pour rameau collatéral le matérialisme français. Nous croyons qu’il a parfaitement réussi. Un court exposé du rapport existant entre la philosophie expérimentale et celles de Hamann et de Jacobi, des Écossais et de Kant, termine ce livre, écrit avec un rare talent et une clarté toute française. Ajoutons que M. K. Fischer ne paraît pas aimer beaucoup plus que Bacon la philosophie scolastique qui a survécu au moyen âge, et que, si on lui demandait ce qu’il a trouvé dans les livres de l’école, il répondrait sans doute, avec Bacon, comme Hamlet à Polonius : des mots, des mots, des mots !

Jules Soury.