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encore en plus d’un point du globe. Or, comment se partage-t-on les enfants là où règne la polyandrie ? Au Thibet, ils appartiennent tous à l’aîné des maris. Ailleurs, le premier mari possède le premier enfant, le second mari le second, et ainsi de suite. Dans les deux cas, on se soucie assez peu de la paternité véritable. Hérodote et Aristote nous signalent, chez certaines peuplades polyandres de la haute Lybie, une autre manière plus curieuse et en quelque sorte plus savante de répartir les enfants : « Quand ils sont grands, dit Hérodote, on les mène à l’assemblée que les hommes tiennent tous les trois mois. Celui à qui un enfant ressemble passe pour être le père de cet enfant. » Ce qu’Aristote confirme en ces termes : « τὰ μέντοι γενόμενα τέκνα διαιρεῖσθαι κατὰ τὰς ὁμοιότητας. » (Arist. Polit. II, i, 13.) Dans ce dernier cas nous trouvons sans doute une certaine intention d’assurer autant que possible la propriété de l’enfant à celui là-même qui l’a engendré ; mais il semble, en somme, surabondamment établi que, dans les mœurs barbares, quand l’autorité du père commence à prendre conscience d’elle-même et à s’affirmer, c’est d’abord sous l’aiguillon de l’intérêt. Cette importante révolution se présente, comme un fait économique autant que comme un fait moral.

Eh bien, de même d’un bout à l’autre, l’histoire de la famille paraît coïncider avec l’histoire de la propriété : il y a une corrélation constante entre ces deux ordres de phénomènes. À la parenté par promotions, c’est-à-dire à l’absence de toute parenté déterminée, correspond le régime économique de la communauté des biens. À mesure que les parentés deviennent moins vagues et plus restreintes, le communisme perd du terrain, la propriété devient plus particulière. Enfin la propriété individuelle et la parenté personnelle apparaissent ensemble ; et dès que l’homme peut dire : ceci est mon champ, il peut aussi affirmer sans conteste son autorité domestique, revendiquer la possession exclusive de ses enfants. De part et d’autre s’applique cette loi de tout progrès, le passage graduel du mêlé au distinct, de la confusion et du chaos à une diversité de parties autonomes.

Mais ici une question se pose. De ces deux faits corrélatifs, l’un est-il cause et l’autre effet ; et quel est, dans ce cas, celui qui domine l’autre ? M. Giraud-Teulon incline à croire que l’évolution des mœurs domestiques est subordonnée à l’évolution économique. Pour nous, les deux ordres de phénomènes nous semblent plutôt parallèles, et dus aux mêmes causes, savoir : cette loi psychologique que les affections restreintes l’emportent en intensité et en énergie sur les affections vagues et indéterminées ; et cette loi sociale, que les petits groupes étroitement unis par de telles affections possèdent plus de cohésion, une plus forte discipline, une plus grande somme de vertu, et par conséquent plus d’avantages de toutes sortes dans la lutte pour l’existence, que les groupes plus vastes mais moins naturels et moins fortement organisés.

Cela n’empêche pas, du reste, qu’il ait pu, qu’il ait dû même y avoir une influence réciproque des phénomènes d’une série sur ceux de