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subordonner les souvenirs sentimentaux au rythme général qui emporte notre vie et de leur mesurer la place qui leur revient dans l’ensemble de notre vie morale, en raison de l’importance des relations ou des événements qui leur ont donné naissance, elle viole cette loi d’ordre et d’économie des ressources sentimentales, en attribuant à certains souvenirs d’amour ou de haine, à certaines heures divines ou diaboliques, points culminants de notre existence sentimentale, une valeur extraordinaire et disproportionnée. Elle ne voit plus qu’eux, s’absorbe en eux, se dilue et se perd en un stérile ressassement sentimental et s’abolit finalement dans le néant de l’idée fixe.

Des remarques précédentes on pourrait tirer aussi une classification générale des types de nostalgie. On pourrait, d’après l’objet du désir nostalgique, distinguer une nostalgie mystique, une nostalgie sentimentale ou poétique, une nostalgie savante, philologique ou pédante, passion professorale pour le passé, manie d’antiquaire ou de collectionneur, hantise de la poussière des bibliothèques, retour vers le paganisme et la mythologie, manie hellénisante reprochée par M. Marinetti à Nietzsche, « ce passéiste qui marche sur les cimes des monts thessaliens, les pieds malheureusement entravés de longs textes grecs[1] ». — On pourrait aussi, d’après les nuances de la sensibilité qui s’y satisfait, distinguer une nostalgie aimante et une nostalgie haineuse, une nostalgie rêveuse et paresseuse et une nostalgie orgueilleuse. (Nostalgie orgueilleuse du comte de Gobineau hanté par le souvenir des Westfoldings norvégiens dont il se croit descendu et s’écriant au cours d’une excursion sur les côtes Scandinaves, en présence de ruines d’aspect cyclopéen : « Là était le burg d’Ottar ; c’est de ce lieu que je tire mon origine ! ») — Ici la mémoire de l’individu se fond dans l’inconscient de l’âme atavique. Il y aurait ainsi, à côté de la nostalgie individuelle, une nostalgie ethnique, orgueil de race ou de peuple qui cherche ses titres dans le passé ; telle la nostalgie du moyen âge et de la vieille Allemagne qui se retrouve au fond du Germanisme théorique[2]. Et cet orgueil nostalgique va s’épanouir

  1. F. T. Marinetti, Le Futurisme, p. 94.
  2. Cf. R. Lote, Du christianisme au germanisme, p. 282.