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conscience plus vive de notre valeur morale et de notre force intime, et nous éprouvons que l’âme, qui sans faiblir lutte contre tant d’obstacles et tient en échec tant de puissances conjurées, peut concevoir à bon droit les plus hautes espérances.

III

Arrivons aux études de M. de Hartmann sur Roméo et Juliette et sur Faust.

Que Roméo et Juliette soit un des drames les plus émouvants de Shakespeare, nul ne songe à le contester. Mais faut-il y voir, avec quelques critiques, le « Cantique des cantiques » de l’amour au théâtre, faut-il y reconnaître l’idéal de l’amour allemand avec ses raffinements et ses profondeurs ? n’y trouvons-nous pas plutôt l’ardeur sensuelle et l’imagination capricieuse du peuple au sang plus chaud, à la vie plus légère et plus facile, auquel Shakespeare a emprunté sa légende ?

Roméo est un rêveur et un romanesque qui soupire, qui s’alanguit, qui la nuit parcourt les bois, qui le jour se retire et s’enferme dans ses appartements. Il est le prototype de ces héros d’amour qui ne sont nullement des héros. Il est de bonne naissance, il sait manier la parole et l’épée, il a de l’imagination, de l’élan, de l’esprit, de la générosité, de la noblesse[1], il ne lui manque que la virilité. Il pleure pour Juliette comme il a pleuré pour Rosalinde ; tout fait prévoir qu’il oubliera la seconde comme il a oublié la première. Tout est faiblesse en lui : faiblesse, la manière dont il reçoit la nouvelle de son bannissement ; faiblesse, ses idées de suicide en présence de tout obstacle ; faiblesse, sa précipitation quand il se tue sur le cadavre de Juliette, sans même chercher à éclaircir le mystère de cette mort subite. On a beaucoup loué Shakespeare d’avoir fait succéder à l’amour de Rosalinde l’amour de Juliette. L’éloge serait mérité, si les deux passions étaient de nature assez différente pour que par contraste la première mît la seconde dans tout son relief. Il n’en est rien. Roméo aime Juliette comme il a aimé Rosalinde, il parle de l’une et de l’autre en termes semblables, et il n’adresse de louanges qu’à leur beauté physique. Shakespeare n’a voulu marquer par ce changement soudain que l’incertitude et la faiblesse du caractère de Roméo. « Nous ne pouvons accorder que cet amour né dans un bal « réponde à l’idéal de notre moderne amour allemand, qui repose

  1. Ces mots sont en français dans le texte.