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Contrairement à la doctrine qui n’admet qu’une nécessité subjective et à celle qui rejette toute nécessité, M. Taine croit pouvoir tirer la nécessité de l’expérience elle-même, par le moyen de l’abstraction et de l’analyse. Les axiomes sont pour lui des propositions analytiques. Le sujet contient l’attribut, ou plus exactement, le sujet consiste en un groupe d’idées latentes, dont chacune conserve sa valeur et son action propre, à peu près comme chaque gramme de plomb conserve son poids et son action dans un bloc de plomb. L’œuvre de l’analyse c’est d’extraire du bloc ces idées latentes. Si l’on suit attentivement cette opération, on verra que l’esprit va toujours du même au même, qu’il y a « la reconnaissance répétée ou continue d’une circonstance qui, supposée dans la construction primitive [c’est-à-dire dans la position du sujet], persiste ou reparaît toujours la même aux divers moments successifs de notre opération. » (Tome II, liv. IV, ch. ii, § 6.) M. Taine conclut de là que puisque l’analyse nous montre que les axiomes sont des propositions telles que la première donnée enferme la seconde, nous établissons par là même la nécessité de leur jonction ; que « partout où sera la première, elle emportera la seconde, puisque la seconde est une partie d’elle-même. » Par là, la nécessité est rétablie dans la science, et l’abstraction nous permet de constater dans l’expérience une liaison plus solide que la simple connexion habituelle de deux phénomènes.

Nous croyons, comme Stuart Mill, qu’ici M. Taine dépasse les bornes de l’induction strictement scientifique. L’abstraction est une simplification de l’expérience ; mais c’est un procédé qui ne vaut que par elle et qu’autant qu’elle. Dans un fait complexe ou dans une association de faits, dégager les caractères qui nous sont toujours donnés comme conjoints par succession ou par simultanéité, ce n’est en rien dépasser l’expérience et ce procédé de simplification n’apporte par lui-même aucune vertu qui lui soit propre. La nécessité que nous révèle l’analyse a un caractère hypothétique et purement logique : hypothétique, puisque le sujet qui contient virtuellement tout ce que l’analyse en fait sortir, doit être donné par l’expérience et n’a de réalité que par elle[1] ; purement logique, puisque la nécessité dont parle ici M. Taine est celle qui lie le prédicat au sujet dans tout jugement analytique et que pour savoir si cette liaison est réelle, il faut recourir à l’expérience et déterminer s’il y a là en fait une liaison indissoluble : en sorte qu’il faut ou bien que cette néces-

  1. C’est du reste ce que l’auteur lui-même reconnaît : « À la vérité, ces propositions sont hypothétiques ; tout ce qu’elles affirment, c’est que si la première donnée se rencontre quelque part et notamment dans la nature, la seconde donnée ne peut manquer de s’y rencontrer par conséquence et contrecoup. » Tome II, p. 393.