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affirmation font une hypothèse métaphysique absolument gratuite et invérifiable, et que c’est être dans le véritable esprit de la science positive que d’écarter, ici du moins, cette conjecture inutile.

Mais ce n’est pas tout encore. Une activité consciente n’est sensible qu’à une dernière condition, c’est d’avoir un but déterminé, une certaine fin ; « sinon, comme le remarque Jouffroy, n’étant inclinée ni en un sens ni en un autre, il n’y aurait encore pour elle ni convenance ni contrariété, pas plus que pour une nature absolument inerte. » Or, il y a d’abord une fin commune vers laquelle incline nécessairement toute activité. Spinoza l’a dit : toute chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être, et cet effort est l’essence même de tout ce qui est. Cela est vrai même des corps inertes, mais les vivants font plus ; ils tendent non-seulement à conserver leur être, mais à l’accroître. Ils ne cherchent pas seulement à durer, mais à se développer, à être davantage, pour ainsi dire, à s’élever à toute la perfection d’existence que leur nature comporte. Eh bien ! il ne faut pas chercher ailleurs que dans ce double instinct de conservation et de développement, dans ce profond et universel « amour de soi », la cause du plaisir et de la douleur. « Il y a plaisir toutes les fois que l’activité d’un être vivant quelconque s’exerce dans le sens des voies de la nature, c’est-à-dire dans le sens de la conservation et du développement de son être ; et il y a douleur, au contraire, toutes les fois que cette activité est détournée de son but et empêchée par quelque obstacle du dedans ou du dehors. » Ainsi, tous les modes possibles de notre activité s’accompagnent de plaisir ou de douleur, « selon qu’ils s’exercent dans le sens de ce grand but de la conservation, ou selon qu’ils en dévient et tournent à la destruction ou à l’amoindrissement de notre être. » Le plaisir en un mot est « le complément de l’acte ». C’est la théorie même d’Aristote et de William Hamilton.

En quoi diffère-t-elle au juste de celle de Léon Dumont, qui, lui aussi, fait consister le plaisir dans l’activité ? Toute la différence, mais elle est grande, tient à ce que Dumont a traité ce problème à la fois en panthéiste, partisan de la vie universelle, et en physicien partisan de l’universel et absolu mécanisme. Comme panthéiste, il anime jusqu’à la nature brute, et prête de la sensibilité à toute force quelconque, même inerte. M. Bouillier fait sur ce point les prudentes réserves que nous venons de voir. — Mais pour Dumont, le plaisir n’est pas inhérent à la force elle-même, par cela seul qu’elle est et qu’elle agit : l’émotion n’apparaît qu’avec les changements, avec les augmentations et diminutions de la force. Il suit de là, qu’il admet un état d’absolue indifférence pour l’être dont les forces constituantes s’immobilisent mutuellement, en se faisant momentanément équilibre ; tandis que, selon M. Bouillier, tout être sensible sent toujours, tout vivant jouit dès qu’il ne souffre pas, parce que vivre c’est agir, et que l’acte même est un plaisir.

D’autre part, et c’est ici le point capital, M. Dumont, épris jusqu’à