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Ch. bénard. — l’esthétique du laid

qui est nécessaire à notre sujet, l’examen de l’ouvrage, où le problème est traité dans sa spécialité sous ce titre : l’Esthétique du laid, et dont l’auteur est M. Karl Rosenkranz.

I

Dans l’esthétique ancienne, Plotin est le premier qui ait abordé directement la question du laid (1re Ennéade, vi). Ni dans Platon, ni dans Aristote, on ne trouve rien qui porte à penser qu’elle ait fixé leur attention. Le laid y est simplement donné comme l’opposé du beau[1]. Ce n’est qu’à propos du ridicule qu’Aristote en parle, avec son laconisme habituel, dans sa Poétique[2].

Dans les écrivains postérieurs[3], s’il est mentionné, ni sa nature propre, ni ses formes particulières ne sont l’objet d’une étude quelconque. Toujours il apparaît dans son opposition au beau comme terme corrélatif : Le beau est lui-même mêlé et confondu avec le bien. Du moins, c’est ainsi qu’est envisagé le beau et avec lui le laid dans toutes les écoles socratiques : chez les platoniciens, les péripatéticiens, les stoïciens, les éclectiques. Les écrits de Cicéron, de Sénèque, d’Épictète, de Plutarque, de Longin, de Quintilien, n’en offrent pas autrement la moindre trace.

Dans Plotin, avons-nous dit, le problème apparaît et est posé nettement pour la première fois. Il est traité seulement dans sa plus haute généralité. Ce philosophe se demande quelle est la nature et l’origine du laid. — Le laid, c’est la matière informe, le non-être. C’est ce qui est sans forme ou sans raison. « L’être est la beauté ; l’autre, le non-être, la matière, est la laideur. » « Nous avons droit de dire que l’âme devient laide en se mêlant au corps, en se confondant avec lui. La laideur, pour l’âme, consiste à n’être point pure et sans mélange, comme l’or a été souillé par des parcelles de terre. Qu’on enlève ces scories, il ne reste que l’or[4]. Tant qu’un objet sans forme, mais capable par sa nature de recevoir une forme intelligible ou sensible, reste pourtant sans forme et sans raison, il est laid. Ce qui demeure étranger à toute raison divine est le laid absolu. En venant se joindre à la matière, la raison coordonne les diverses parties qui doivent en composer l’unité ; elle les com-

  1. V. Xénophon, Banquet, liv. III, ch. VIII. — Platon, Hippias. — Sophiste… Philèbe. — Timée. — Banquet. — Phédon.
  2. Aristote, Poétiq., ch. V, I.
  3. V. Diog. Laërce, liv. V, ch. I, V.
  4. Ennéade, VI.