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beau total, tel qu’il le conçoit, La philosophie est œuvre personnelle. En un sens, elle ne se transmet pas. Chaque homme se fait son système, qui n’est autre chose que la mesure dans laquelle il sait prendre conscience de ses dispositions et de son degré de culture intellectuelle et morale. Aussi la philosophie n’a-t-elle rien à redouter de son impuissance à se constituer définitivement. Si elle ne répondait qu’à un besoin scientifique, les raisonnements des anciens sophistes ou des anciens sceptiques auraient dès longtemps suffi à la ruiner ; car ils valent, à coup sûr, la plupart des objections qu’élèvent contre elle ses ennemis modernes.

Mais elle répond précisément au besoin de mesurer la portée et la valeur de la connaissance scientifique, et de déployer cette faculté d’initiative et de création qui se sent à l’étroit dans le réel et le nécessaire ; et comme cette faculté n’est pas moins essentielle ni moins noble que la raison théorique, à laquelle d’ailleurs elle est indispensable, elle assure la permanence de la philosophie, témoignage de ses vues élevées, comme de sa libre marche qui déjoue les calculs.

La philosophie est donc inexpugnable si, refusant de descendre sur un terrain qui n’est pas le sien, elle s’établit d’abord dans cette région supérieure de l’unité suprême et idéale où doivent se concilier les maximes de la pratique et les lois de la spéculation. Ainsi, mais seulement ainsi, elle justifie pleinement son existence, et imprime à ses œuvres, ce double caractère scientifique et artistique, qui leur assure une place d’honneur parmi les créations de l’esprit humain.

Em. Boutroux.